“Fritz Lang avait eu tout le loisir de découvrir la vie aux Etats-Unis. Et, comme toujours, il absorbait tout ce qui était neuf et intéressant pour lui. Il lisait tout ce qui lui tombait entre les mains, surtout les journaux, pour apprendre l’anglais et aussi pour comprendre la mentalité du pays. Il devait toujours affirmer que c’était des comics (BD) qu’on apprenait le plus, car on y trouvait une vision pénétrante et condensée de la vie américaine, du caractère américain, de l’humour américain, complètement différents de ceux des peuples européens.”
Fritz Lang par Lotte H. Eisner
Il n’est pas difficile de reconnaître, au début de ce mois de juillet à Paris, les fans de la bande-dessinée Queen and country (Reine et pays) de l’Américain Greg Rucka, qui met en scène une espionne britannique du nom de Tara Chace (phonétiquement “chase”, c’est-à-dire “la chasse”), dont le troisième tome est attendu ce mois-ci. Ces admirateurs transis passent leur temps à se retourner dans la rue, parlent plusieurs langues, ont un sens aigu de la solitude et de la paranoïa, rêvent de renverser le dictateur du Zimbabwe pour y favoriser le retour de la démocratie, ou de sauver tel chef d’affaires russe kidnappé en Géorgie.
On sait l’importance de la culture des bande-dessinées aux Etats-Unis, où les célèbres super-héros ont tous fait l’objet d’adaptations cinématographiques à grand succès. Mais Tara Chace est éminemment contemporaine en ce que sa condition héroïque se double d’un sens du tragique, comme Jason Bourne interprété dans la trilogie par Matt Damon. Tara Chace a des problèmes de coeur, elle se sent coupable de la mort de ses jeunes coéquipiers au combat, et elle n’hésite pas à venger une amie d’université dont les galipettes filmées servent aux services secrets français à faire chanter son père, un puissant industriel britannique.
Il est surtout impressionnant de voir à quel point Queen and Country a conscience du monde dans lequel il vit, vertu qui n’est malheureusement pas tellement courante, tant les auteurs ont généralement vingt and ou plus de retard sur leurs contemporains, puisque nombre d’entre eux passent leur vie à ressasser leur enfance. Greg Rucka nous tend un miroir passionnant et troublant en mettant en scène une guerre entre les services secrets français et britanniques de ces deux puissantes démocraties qui mettent leurs forces aux services de puissants industriels, la lutte entre administrations britanniques au sujet du Zimbabwe, ou les interactions entre politique économique de l’Union Européenne et espionnage industriel, en l’occurrence en Géorgie.
Greg Rucka, dont les bande-dessinées offrent de formidables sujets et idées à adapter au cinéma, est un esprit éclairé en ce qu’il refuse d’accepter l’idée occidentalo-centriste d’une prétendue “fin de l’histoire”. Le domaine de la lutte s’est tout simplement étendu, et il fallait cette littérature de la colère et de la joie pour démontrer que le monde continuait à tourner.