C’est une séquence inoubliable d’un film de René Vautier filmant un Algérien affirmant avoir été torturé par le fondateur du Front National, et présentant le couteau Waffen SS perdu par son propriétaire au nom gravé sur l’arme, Jean-Marie Le Pen, patriarche d’une dynastie nationaliste qui sert de décor au très bon dernier film de Lucas Belvaux. Bien sûr, la cinéphilie française qui préfère les universaux (le désir, la guerre, la mort…) risque de faire la fine bouche devant ce cinéma militant proche de la colère des cinéastes italiens opposés à la mafia, Francesco Rosi dans Main basse sur la ville ou Elio Petri dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon.
Lucas Belvaux retourne en terre du nord après le remarquable Pas son genre consacré à l’impossibilité de construire un monde commun durable entre un intellectuel parisien et une coiffeuse d’Arras, en ouvrant sur un champ labouré charriant les obus de la guerre 14-18 pendant, selon le personnage d’agriculteur qui les récolte, “encore 1 000 ans”, où il est possible de voir, plutôt que le “terrain miné” dont s’amuse un critique, la longévité des plaies des guerres célébrées par les créateurs du parti nationaliste français.
Dans Chez nous, une infirmière libérale (Emilie Dequenne, qui poursuit la remarquable entente avec Belvaux entamée avec Pas son genre) est approchée par un médecin nationaliste (glacial André Dussollier dans un très grand rôle de manipulateur) pour se présenter aux municipales comme prête-nom local pour la dirigeante d’un parti nationaliste en quête de respectabilité interprétée avec sobriété et talent par Catherine Jacob. La campagne croise l’histoire d’amour retrouvée de la jeune femme pour son amant de 16 ans interprété par l’excellent Guillaume Gouix, rare comédien français à pouvoir interpréter avec beaucoup de dignité et d’élégance les exclus et les ouvriers de Jimmy Rivière à Braqueurs et aujourd’hui un ancien néo-nazi qui cherche à se ranger tout en continuant les ratonnades de migrants.
Lucas Belvaux croise son portrait réaliste d’une petite ville minée par les délocalisations, la désertification des centre-villes au profit des zones péri-urbaines où se succèdent les mêmes marques offrant des emplois précaires à des salariés interchangeables, et la confrontation parfois violente dans un tel contexte entre les descendants de Chtis et l’immigration originaire d’Afrique du nord à la fin de l’époque glorieuse des corons, avec un polar sur les coulisses de la politique nationaliste. André Dussollier impose son immense talent dans un rôle de manipulateur d’une brave femme débordée en quête d’ordre et de reconnaissance. Emilie Dequenne offre tout son talent et son charme à la mystification dont elle est l’objet entre deux salauds et une femme tristement emblématique de la vie française au point de se prendre pour une sorte de messie depuis vingt ans. Belvaux, excellent directeur d’acteurs, offre aussi de très beaux rôles à Anne Marivin en enseignante qui trompe son ennui et ses frustrations par la vulgarité et la haine, ou Patrick Descamps en veuf communiste écoeuré par le pouvoir de fascination de la bête immonde jusque chez sa propre fille. Plutôt qu’une fin sensationnaliste à la recherche du Twist devenu une règle du cinéma hollywoodien, le simple quotidien d’une infirmière courageuse et attentive à la souffrance et aux désirs de tous ses patients, emporte un remarquable sens de l’avenir.