Soulèvements par Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume : sismographie du “non, je veux bien oui”

Germaine KRULL, Jo Mihaly, Danse "Révolution", 1925, Museum Folkwang EssenLe choc constitué par l’exposition Soulèvements au Jeu de Paume est à la hauteur des années d’écriture dans la lune à chercher des camarades des mêmes résonances, où la journée idéale se passe en lecture de Colette Soler à 9 heures, de Barbara Cassin à 10, d’Etel Adnan à 11 et de Georges Didi-Huberman à midi, avant un tour d’aviron sur le Canal de l’Ourcq, un café éthiopien, une sieste et puis les enfants à aller chercher à l’école. Mais bon, nous anges déchus avons été jetés sur terre, et en français l’heur, bon ou mal, commence en sortant de sa chambre. “Si la notion de révolution, de rébellion ou de révolte n’est pas étrangère au vocabulaire de la société contemporaine, leurs objectifs, leurs gestes souffrent eux d’amnésie et d’inerties collectives. pour cette raison, analyser les formes de représentation des “Soulèvements”, depuis les gravures de Goya jusqu’aux installations, peintures, photographies, documents, vidéos et films contemporains, apparaît d’une pertinence sans équivoque dans le contexte social qui est le nôtre en 2016” résume Marta Gil, Directrice du Jeu de Paume, dans le catalogue de l’exposition organisée par Georges Didi-Huberman.

Le philosophe nous promène poétiquement et élégamment d’un montage de films russes insurgés des années 30 par Maria Kourkouta aux Drapeaux de Léon Cogniet rouges du sang des insurgés de 1848, des gravures de Goya pour témoigner de la violence de l’armée napoléonienne, aux prises de parole et de colère photographiées par Germaine Krull ou Lisette Model, peintes par Gustave Courbet, aux manifestants nord-irlandais anti-catholiques par Gilles Caron mis en perspective avec des paysans bretons en colère à Redon par le même photographe. Le cabinet de curiosité se poursuit à l’étage du rouge contaminant le drapeau français dans le Ciné-Tract de Fromanger filmé par Godard à la charge des manifestants par la police cadrée par Félix Vallotton en 1893, de l’image d’un ouvrier mexicain en grève assassiné photographié par Manuel Alvarez Bravo et célébré par André Breton, aux photographies des bardas des migrants réfugiés à Paris “consignés” dans des arbres dans Garde l’Est, ou à la longue marche dans la boue des migrants afghans et syriens contournant la frontière gréco-macédonienne dans le plan fixe du film Idomeni de Maria Kourkouta.Manuel ALVAREZ BRAVO, ouvrier en grève assassiné, 1934, Musée d'art moderne de la ville de Paris

Georges Didi-Huberman reproduit les images prises clandestinement par le Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau auxquelles il a consacré un livre très émouvant, Images malgré tout, et qui sont les seules existantes de la machine d’extermination en action. Il les met en reflet avec des gravures du début du siècle ironisant sur les propos du général anglais Kitchener se réjouissant en 1901 des bonnes conditions de détention dans les camps de concentration des paysans afrikaners où périrent 27 000 Boers, dont 22 000 enfants, prélude à une industrie du camp de la mort au XXe siècle. Ce système d’écho entre les images et les films offre une dramaturgie exceptionnelle à l’ensemble qui n’oublie pas le chariot de l’espoir (Elpis) porté notamment par les femmes argentines qui ont manifesté à Buenos Aires de 1977 à 2006, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, pour réclamer la vérité sur le sort de leurs enfants disparus.

L’oeuvre de Josef Beuys Diagramme d’un tremblement de terre, est exposée par Georges Didi-Huberman en écho au propos d’Aby Warburg comparant l’histoire à une sismographie des puissances ou vagues du temps. L’artiste se voit confier un rôle équivalent de sismographe et de provocateur dans tous les sens du terme, clamant “non je veux bien oui” en souvenir du oui Joycien, en soulèvement contre une oppression avant d’affirmer la puissance de la vie.

Soulèvements est un titre aérien, plus puissant que celui du dernier ouvrage du philosophe, Peuples en larmes, peuples en armes, qui en redonnant des couleurs au pathos du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, fleure aussi la rhétorique révolutionnaire très française, l’engouement pour une poussée de violence qui laisse parfois les mères panser les blessés et pleurer les morts. Cette vision est à mettre en dialogue avec celle du philosophe anglais Bertrand Russell, admirateur de John Locke (1632-1704), “apôtre de la Révolution de 1688, la plus modérée et la plus réussie de toutes les révolutions“.

Il manque peut-être au parcours des images de l’évolution de la perception du corps qui déjoue l’appel des fusils par l’imposition de la jouissance féminine, malgré la présence de Judith Butler, auteure d’un très beau texte dans le catalogue de l’exposition : “Tous les soulèvements ont échoué, mais, pris ensemble, ils ont réussi”. L’ouverture du film brésilien à l’écran Aquarius de Kleber Mendonça Filho nous livre une voie possible lorsque la tante de l’héroïne du film, célébrée par ses proches pour une vie d’universitaire courageuse, résistante contre la dictature brésilienne, les sermonne en leur disant qu’ils ont oublié le plus important, “la révolution sexuelle”, sous-entendu les puissants cunnilingus que lui administrait son amant. L’héroïne reprend le flambeau en retournant son cancer contre l’odieux promoteur rêvant de la chasser de son foyer. “Seule l’impuissance peut sauver la race humaine” écrivait Bertrand Russell dans son Histoire de la philosophie occidentale. Georges Didi-Huberman cite Deleuze “montrant que la puissance, selon Nietzsche, passe par l’épreuve, par l’impouvoir de l’être affecté” (Peuples en larmes). La jouissance de l’impouvoir résonne, si les amants s’en donnent la peine, des couleurs et des frissons de l’aube.
Aquarius de Kleber Mendonça Filho : Sonia Braga

 
Soulèvements, au Jeu de Paume jusqu’au 17 janvier 2017

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