L’exposition consacrée au cinéaste italien Michelangelo Antonioni (1912-2007) à la Cinémathèque soulève des questions passionnantes sur le croisement entre la vie intellectuelle, politique et artistique au XXe siècle pour tout passager qui voudrait traverser le XXIe avec un minimum d’ambition en faisant de son trou dans le réel une proposition pour les générations futures.
La mode Antonioni dans le cinéma contemporain qui lui rend souvent hommage de Brian de Palma (Blow out) à Wim Wenders (Paris, Texas) et Gus Van Sant (Gerry) en passant par les frères Larrieu ne doit pas faire oublier le parcours de ce sympathisant fasciste tombé comme la plupart des cinéastes italiens de sa génération dans le néoréalisme avant de creuser sa voie vers une esthétique radicale dont la sécheresse fut atténuée par la beauté de sa muse Monica Vitti et de quelques passagers impressionnants de son oeuvre (Lucia Bose, Jeanne Moreau, Marcello Mastroianni, Vanessa Redgrave, Jane Birkin…) : “le néoréalisme d’après guerre faisait porter l’attention sur les rapports qui unissent personnages et réalité. Aujourd’hui il me semble important d’aller observer la trace que toutes ces expériences passées ont laissé au dedans des personnages”.
Le virage de L’Avventura (1960), film aussi important que Hiroshima mon amour ou Pierrot le fou pour comprendre notre modernité, est naturellement le moment le plus intéressant de l’exposition. Le croisement de la beauté évanescente de Monica Vitti et d’une esthétique qui hisse le cinéma au niveau des arts plastiques accouche d’une grande oeuvre d’art au bout de l’angoisse existentielle : “L’Avventura est le film qui m’a le plus coûté, qui m’a contraint plus que tout autre film à être présent à moi-même”. Les personnages de cette histoire d’oisifs à la recherche de leur amie disparue sur une île méditerranéenne, jetés dans le monde, angoissés, étrangers au monde et à eux-mêmes, deviendront emblématiques de son cinéma. Il sera dès lors moins question de “psychanalyse de l’homme moderne” contrairement à ce qui est indiqué sur un panneau de l’exposition, que d’exploration de la manière dont l’homme contemporain surmonte l’angoisse, “vertige de la liberté” chez Kierkegaard, “réaction à la perception d’un danger extérieur” chez Freud”, sentiment d’être “chassé de chez soi” chez Heidegger, “réitération de l’effet castration dans l’orgasme par l’éclipse de l’organe phallique” (Colette Soler à propos de Lacan).
La suite de l’oeuvre du cinéaste déroule la manière dont nos contemporains surmontent leur angoisse par des pop fictions, faits divers oiseux au secours de la vacuité du divertissement (une femme disparue dans L’Avventura, un meurtre pris par hasard en photo dans Blow up, un reporter prend l’identité de l’homme mort dans la chambre voisine de son hôtel dans Profession reporter), l’exaltation des jeux de l’amour et de leur mise en bouche en réponse à l’épuisement de la déclaration d’amour entre Jeanne Moreau et Mastroianni à la fin de La nuit, l’esthétisation du réel urbain et industriel pour surmonter sa laideur (l’environnement industriel de l’épouse délaissée du Désert rouge dont certains plans ont la puissance des tableaux de Rothko), le rêve d’orgasme permanent de la vie contemporaine à partir du rêve hippie de jouissance sans entrave et d’implosion des objets inventés par le capitalisme pour détourner la jouissance vers des biens consommables (Zabriskie Point).
“Nous vivons une période d’extrême instabilité, politique, morale, sociale voire même physique. Le monde est instable autour de nous comme il l’est en nous-mêmes. Je fais mes films sur l’instabilité des sentiments , sur le mystère des sentiments” écrit le cinéaste à propos du Désert rouge qui débouchera sur la rupture avec sa muse. La suite, Zabriskie Point et Profession reporter, condense selon le commissaire de l’exposition Dominique Païni “les puissance picturales du XXe siècle, le hiératisme de Mark Rothka, la danse fébrile de Jackson Pollock, l’optimisme inquiet de l’art pop de Marco Schifano”. Le plus grand pop artist de l’histoire du cinéma a tiré sa révérence en mettant son visage ridé en perspective avec celui du Moïse romain de l’autre célèbre Michel-Ange, Le regard de Michel-Ange en 2004, sachant son nom gravé pour longtemps dans l’histoire de l’Art. Pourvu qu’elles soient pops.
Rétrospective et exposition Antonioni à la Cinémathèque, jusqu’au 19 juillet