Van Gogh et Artaud au Musée d’Orsay, où Courbet sent la frite

Quelle honte tout de même de se retrouver face aux tableaux de Courbet majeurs dans l’histoire de l’art et de sentir les odeurs de frite émanant de la brasserie installée au coeur du musée à vingt mètres des toiles monumentales du père du réalisme en peinture. Imagine-t-on une baraque à frites au Louvre à vingt mètres du Sacre de Napoléon par Jacques-Louis David ?

Bien sûr, nous vivons désormais dans le monde décrit par Artaud qui “jour et nuit, et de plus en plus, mange l’immangeable, pour amener sa mauvaise volonté à ses fins” (Le suicidé de la société). L’exposition, qui se tient à cent mètres de L’Enterrement à Ornans de Courbet, tente de reconstituer le parcours visité par Antonin Artaud à l’Orangerie en 1947. C’est un événement exceptionnel par sa manière de croiser l’oeuvre du “diable roux” avec des extraits du plus grand ouvrage d’histoire de l’art du XXe siècle, à la fois guide, poème, hurlement, traité de guérilla…, ainsi que des dessins et des extraits de film interprétés par Artaud.

Invité à se prononcer sur l’oeuvre de Van Gogh par un galeriste, Antonin Artaud hésite jusqu’à ce qu’il soit révolté par la lecture du Démon de Van Gogh par le Docteur Edgar Leroy, qui donne la mesure des égarements des post-freudiens de l’époque : “Privé de ses possibilités de transfert hétéro-érotique d’abord et homo-érotique ensuite, Van Gogh aurait versé dans la psychose à la suite de la stase de sa libido…”

Le suicidé de la société est un cri d’amour pour le “génie incompris” caché selon Artaud dans chaque dément, dont le poète lui-même soumis aux électrochocs durant son internement à Rodez. Sa colère envers la psychiatrie et la médecine le fait insulter le Docteur Gachet qui hébergea Van Gogh à Auvers-sur-Oise, et que le peintre appréciait.

Artaud élève la peinture de Van Gogh à la puissance d’une révolution copernicienne : “la nature extérieure, après le passage de Van Gogh, ne peut plus garder la même gravitation”, “Van Gogh est peintre parce qu’il a recollecté la nature, il l’a comme retranspirée et fait suer”, il “a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait, par le fait même, un formidable musicien”.

L’exposition permet de voir des tableaux rarement exposés en France, provenant de Los Angeles, Washington, Copenhague ou Otterlo aux Pays-Bas. Toute exposition de Van Gogh constitue bien entendu une “date dans l’histoire” puisqu’elle force notre monde à se mesurer à la démesure d’oeuvres comme celles de Van Gogh et d’Artaud, alors que “rien en lui, surtout pas ce qu’il peut connaître de la folie, ne l’assure que ces oeuvres de folie le justifient” (Michel Foucault, Histoire de la folie). Il est toujours bouleversant d’assister à l’éruption de la peinture de Van Gogh qui ne donne jamais prise au besoin contemporain de décoration et de sens. Vertige, arabesques, possession, angoisse, chute, terre transformée en “linge sale, tordu de vin et de sang trempé”, un bougeoir sur une chaise qui “éclaire le drame” (“Qui va entrer ? Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme ?”). Et cette nature d’avant la colonisation totale de la planète, des arbres et des plantes qui respirent les derniers rayons du soleil avant d’entrer dans l’économie de la plus-value, le mot le plus juteux de la modernité, l’un des seuls du vocabulaire économique à être encore prononcé en langue française tant il fait écho au rêve d’enfant de retourner dans la chambre chaude de l’enfance où la transformation du jouet procurait le bonheur absolu.

Musée d’Orsay : Van Gogh/ Artaud Le suicidé de la société, jusqu’au 6 juillet 2014

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