L’adaptation de la plus intéressante des fictions algériennes d’Albert Camus est évidemment un événement de première importance à la suite des attentats survenus en France qui évoquent un lointain écho de la guerre la plus douloureuse de l’histoire contemporaine du pays.
L’hôte parue dans le recueil L’exil et le royaume, le dernier publié du vivant de l’auteur, croise le destin d’un instituteur isolé dans l’Atlas et d’un Algérien tueur de son cousin qu’il est chargé d’escorter dans une autre ville pour qu’il y soit jugé. L’ego expérimental de Camus est interprété par Viggo Mortensen qui justifie de film en film l’effet qu’il cause chez les femmes et au-delà (une journaliste de Libération dresse son portrait à peu près tous les six mois). L’Algérien est porté par Reta Kateb, apparemment spécialisé dans les rôles d’arabe qui recommence à manger après avoir été torturé, comme dans Zero dark thirty, consacré à la traque de Ben Laden, et plus largement au sujet passionnant du seuil accepté par chaque citoyen de violence légitime qu’il assume ou non de la part des forces de l’ordre de son pays.
David Oelhoffen ajoute à l’intrigue très courte de la nouvelle des éléments de dénonciation de la misère des Algériens, en écho aux articles regroupés dans l’ouvrage Misère de la Kabylie, dans lesquels l’écrivain et journaliste dénonçait la misère de ce peuple dans les années 30. Le cinéaste introduit la guerre dans le récit alors que le conflit reste essentiellement métaphorique dans l’oeuvre de Camus qui n’a jamais été à l’aise pour traiter le sujet de la guerre dans ses fictions. Dans le film, l’instituteur et l’Algérien sont faits prisonniers par des insurgés, puis assistent à l’exécution de leurs geôliers par l’armée française qui abat même les hommes qui se rendent.
Loin des hommes tourne naturellement autour de la naissance de l’amitié de deux “ennemis complémentaires” pour reprendre le titre du meilleur ouvrage consacré à la situation de l’Algérie quelques années avant l’indépendance, par la courageuse Germaine Tillion qui désespérait des inégalités et redoutait ce qui se passerait en cas d’indépendance précipitée. David Oelhoffen réalise finalement la meilleure adaptation d’un récit de Camus au cinéma, sans doute parce que cette histoire est la plus passionnante écrite par l’auteur, mais aussi parce que le cinéaste tord le récit pour regretter le double gâchis de la colonisation et de certains aspects de la décolonisation.
Le film court évidemment le risque de confondre l’altérité avec la question du grand idéal qui soulève chaque individu. Le fait que Daru cite le Coran pour encourager son nouvel ami à la révolte n’est pas du meilleur effet. On peut avoir de la compassion pour la douleur d’un peuple martyrisé sans convoquer Dieu qui revient en force en ce moment quand bien même un journal comme Charlie Hebdo a beaucoup fait pour extraire sa puissance du débat public et renvoyer le sujet à la sphère intime de ceux qui y croient. David Oelhoffen clôt comme Camus son récit sur la solitude de l’homme qui refuse de choisir entre deux violences. Or la question concerne moins l’autre que l’Autre, c’est-à-dire la manière dont chacun fait vivre son idéal en lien avec ses contemporains. Germaine Tillion a créé les premiers centres sociaux en Algérie qui ont été mitraillés par l’OAS (l’écrivain Mouloud Feraoun est assassiné avec quatre de ses collègues en 1962). Albert Camus s’est peu investi en Algérie après 1945 et a écrit un roman, L‘Etranger, considéré par Jacques Derrida (né dans une famille juive algérienne) comme emblématique de l’incapacité des pieds-noirs à accepter la violence de la colonisation, et par Jacques Lacan comme une forme d’abjection de notre culture par sa manière de faire passer le meurtre d’un arabe comme un geste absurde.
Honorer la mémoire des victimes des attentats, des journalistes les plus irrévérencieux du monde, des policiers courageux et des juifs accusés d’être juifs depuis de nombreux siècles en Europe, c’est agir et penser un monde où l’Autre ne se réduise pas aux interprétations infinies des commandements divins et à la jouissance commandée par les formes du marché qui segmente et oppose les hommes entre eux.