Sils Maria : Olivier Assayas et le cinéma de la petite ambiguïté

Une simple scène est emblématique du problème qui se pose à tout spectateur de film d’Assayas. Kristen Stewart (Into the wood, sur la route), excellente en assistante cool de la star narcissique et angoissée Maria Enders (Juliette Binoche), exprime son intérêt pour les films de super-héros ambitieux, notamment celui qu’elles viennent de voir, dans lequel joue Jo-Ann Ellis (Chloe Grace Moretz), qui doit reprendre avec la star d’âge mûr le rôle tenu par cette dernière vingt ans plus tôt. L’extrait du film de super-héros est naturellement imbécile avec son dialogue poussif sur le bien et le mal, confortant le spectateur qui méprise ce genre dans l’argument tenu par Juliette Binoche, qui trouve ce genre de cinéma inconsistant. Le sujet balayé en quelques secondes et un éclat de rire forcé de la comédienne française, qui reprend de manière agaçante toutes les cinq à dix minutes dans le film, est pourtant passionnant : qu’est-ce qui est conventionnel dans le cinéma de genre et dans le cinéma d’auteur ? Le cinéma d’auteur drapé dans son étiquette de parangon de l’art oublie qu’il peut être aussi conventionnel que de mauvais films qu’il méprise, et qu’on peut trouver dans du cinéma hollywoodien des réflexions passionnantes, notamment sur la politique dans Batman The dark Knight, où Aaron Eckhart joue un homme politique à double visage après un accident, comme les nombreux comédiens de cirque qui abîment la démocratie en promettant n’importe quoi et en ramant pour justifier leurs échecs, ou dans Munich de Spielberg (dont le nom provoque généralement des rires dans les cercles cinéphiles), sur la possibilité pour un Palestinien et un Israélien d’échanger sur le goût de leur terre.

Sils Maria poursuit la passion du cinéaste pour le vertige de liberté qui paralyse trop souvent ses personnages : jeune femme hésitant entre la drogue et l’éducation de son enfant (Clean), fratrie paralysée de découvrir que leur Maman aimait charnellement son oncle peintre (L’heure d‘été), étudiants hésitant entre la révolte et l’art (Après mai)… Ici, une actrice de l’âge où les bons rôles se font plus rares hésite à interpréter ou non le rôle de la femme dont elle tombait amoureuse dans la pièce qui l’a fait connaître vingt ans plus tôt. Suivez mon regard, le jeu de l’assistante qui fait répéter son texte à la star redouble celui de la pièce.

L’alchimie n’a jamais autant fonctionné dans le cinéma d’Assayas que dans la série sur le terroriste Carlos, incarnation du oui brutal, de la jouissance et du charme. L’art est une pratique du oui joycien, du “Oui je veux bien oui” qui clôt Ulysse contre le vertige de la liberté insoluble, oui de la femme amoureuse prête à se consumer pour son homme dans Breaking the waves de Lars von Trier, oui des hommes qui savent que leur jouissance phallique se conjugue avec la castration dans L’inconnu du lac, oui des femmes du cinéma de Salma Cheddadi qui se savent vivantes d’appeler l’amour, oui des femmes pieuvres de Céline Sciamma vivent pour accrocher un regard…

Nous espérons un grand moment de cinéma dans Sils Maria lorsque les deux héroïnes marchent dans les sentiers des Alpes à la recherche du Maloja Snake ou serpent de nuage qui recouvre la vallée, et c’est le moraliste qui prend le dessus : la star perdra bien sûr son assistante, elle se soulèvera d’un non un peu ridicule à un jeune cinéaste mal peigné qui mélange tout. Pratiquer l’art, c’est “aller chaque jour au paysage” (Paul Cézanne), sans espoir ni souci trouver son “régime, comme un moteur” (Francis Ponge) et dire oui comme pour la naissance imminente de ma fille, et les bouches accordées s’accorderont.

Les combattants de Thomas Cailley : survivre à l’état de guerre permanente

L’été meurtrier 2014 donne raison aux combattants de Thomas Cailley et surtout à son héroïne interprétée par Adèle Haenel, fille de la petite bourgeoisie d’Aquitaine se préparant physiquement et mentalement à la fin du monde.

Tout le monde se bat pour survivre dans Les combattants : PME familiale portée par les enfants de la grande Brigitte Roüan en mère aimante et le fils aîné qui durcit ses pratiques commerciales, jeune homme désarçonné par la violence d’Adèle Haenel (“si c’est ça les meufs cet été, merci et vive la France !”), étudiant vantant son exil dans un bled paumé du Canada plutôt que de continuer de vivre en France, jeune femme rêvant de stage commando à l’armée où elle découvre qu’il s’agit surtout d’obéir aux ordres…

Le long processus de castration de l’homme civilisé se poursuit naturellement par l’entrée des femmes dans l’armée. Alors bien sûr, se rouler dans la boue, faire du paintball et imaginer des plans pour détruire l’ennemi peuvent faire partie de l’imaginaire féminin, mais ils ne rendent pas forcément une femme heureuse. Le jeune menuisier chargé d’installer un abris jardin chez les parents d’Adèle tombe amoureux de la belle et la suit jusque dans l’île sauvage qu’ils s’inventent au milieu des Landes, où le mythe du bon sauvage s’écroule une fois de plus. Le cinéaste a le génie d’adapter l’apocalypse très présent dans le cinéma contemporain de Melancholia à Take shelter (ce dernier étant visuellement cité dans le film) au réalisme du cinéma français héritier de Renoir pour la scène la plus saisissante du film.

Cinéma de la friche, Les combattants explore les zones inhabitées de la terre et du cerveau qui respirent de ne plus étouffer sous la présence humaine et l’impératif d’adaptation à la loi du marché, en écho à la mise en garde de Sartre : “ Le monde peut fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux.”


Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan et le cinéma de grand festival

Le cinéaste du désarroi et de la solitude de personnages élitistes face au plaisir pris par la majeure partie de l’humanité à vivre futilement (un photographe stambouliote désarçonné par l’irruption de son cousin péquenot dans Uzak, un prof des Beaux-Arts assoiffé d’art agacé par le désoeuvrement et le désir d’enfant de sa compagne dans Les climats, un médecin de province épuisé par les haines tribales du centre de la Turquie dans Il était une fois en Anatolie) dresse le portrait d’un seigneur féodal contemporain perdu dans l’hiver de Cappadoce entre sa soeur, sa jeune épouse et la rancoeur de ses locataires du village d’à côté.

Le film est l’occasion pour Nuri Bilge Ceylan de capter avec son chef opérateur Gökhan Tiryaki des corps errants dans l’immensité des paysages de l’une des plus belles régions du monde avec ses cônes rocheux dits cheminées de fées, ses maisons troglodytes et ses troupeaux de chevaux sauvages. La Sonate en La majeur de Schubert teinte de tendresse l’âpreté des personnages et des décors.

Dans Winter sleep, la situation au sein de l’hôtel Othello se dégrade alors que le chef de famille est attaqué par un enfant désireux de venger son père humilié par les huissiers envoyés en raison des impayés de loyer dus à ce seigneur local qui délègue les oeuvres de mécénat à sa jeune femme. Sa soeur disserte sur la nécessité de “ne pas s’opposer au mal” pour faire honte à son hauteur, sa femme trompe son ennui dans des oeuvres caritatives et reproche à son époux que “sa grande morale lui permette de haïr le monde”.

Le film convoque des nouvelles de Tchekhov pour l’histoire, le ton de Dostoïevski pour le caractère choral et les ivrognes qui tutoient les étoiles, et le cinéma de Bergman pour ses handicapés du sentiment impossibles de quitter leurs proches qu’ils font pourtant souffrir cruellement. Votre serviteur est comme tant d’autres une cible de ce genre d’histoire dont le héros passe son temps à parler d’un livre qu’il est censé écrire avant d’accoucher le titre dans les dernières images.

Je devrais naturellement être touché en tant qu’auteur en ce moment du récit de la vie d’un agriculteur du centre Bretagne qui a fait de la prison comme objecteur de conscience, a organisé de nombreux voyages en Afrique dont le premier en stop au cours duquel il a été sauvé par sa future femme au milieu du Sahara, avant de créer une méthode d’agriculture basée sur la diminution du temps de travail, le bien-être de l’animal et du consommateur de lait. Le désir de filmer prochainement la psychanalyste Colette Soler présenter l’état de ses recherches sur Lacan sans lequel on ne peut plus faire de film aujourd’hui en France, fait aussi partie de ce besoin de création artistique et de dévoilement qui me poursuivra jusqu’à la fin.

Il reste que Winter Sleep est plus loin de moi que ses somptueux films précédents. Nuri Bilge Ceylan est devenu le grand cinéaste de films d’auteur qu’il voulait être, poussant les scènes au-delà de la limite admise pour un simple dialogue dans un espace confiné. Le cinéaste admet s’être inspiré de ses disputes avec sa femme, coscénariste du film, pour cette réalisation, mais il perd dans cette familiarité la monumentalité de son stambouliote errant des rives du Bosphore en cafés (Uzak), de son intellectuel fasciné par les ruines du palais kurde de Dogubeyazit et abdiquant devant un désir d’enfant (Les climats) ou de son médecin de province mentant au cours d’une autopsie pour changer le destin de pauvres gens. L’essence de tous les arts, figuratifs ou non, est de transformer du réel en un certain degré d’abstraction. A ce jeu, la fameuse pomme de Cézanne aura toujours plus d’avenir qu’une solution.