Ce qui frappe à revoir les films de Bergman qui font l’objet d’une rétrospective est l’insistance des personnages masculins à accuser leur compagne d’hystérie pour réassurer leur masculinité mise à mal par leur propre hystérie et l’assurance des femmes à vivre leur vie indépendamment de ce que les hommes en pensent.
La vision des films de Bergman est nécessairement déformée par l’impact considérable du cinéaste sur le cinéma contemporain, de Monika qui bouleverse la représentation du désir (Jean-Pierre Léaud vole une photo du film dans Les 400 coups, Pierrot le fou se termine sur une île en souvenir du paradis terrestre du film de Bergman) à Persona qui impose une forme qui mêle fiction et art contemporain devenue la forme la plus aboutie du cinéma contemporain (Blue Velvet de David Lynch, Melancholia de Lars von Trier, Uncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, les meilleures scènes de Tree of life de Terrence Malick…).
Une rétrospective est aussi l’occasion de faire le point sur l’importance d’une oeuvre au regard de ce qui la précède et des perspectives qu’elle ouvre. Or la trace la plus impressionnante laissée par la filmographie de Bergman semble se trouver dans la création au cinéma de l’homme hystérique, tous sexes confondus, totalement neuf à l’époque où le cinéma se polarise autour de l’homme épique du cinéma américain, de l’homme qui prépare sa marche vers le néant (“zen” en japonais) du cinéma japonais et de l’homme tragique du cinéma européen.
Cette hystérie est particulièrement manifeste dans l’un des films les plus mal-aimés du cinéaste, La source, qui détient la place étrange dans l’histoire du cinéma de premier film de vengeance consécutif à un viol, prélude à une longue série de films des plus complexes (Impitoyable de Clint Eastwood et son “It’s a hell of a thing to kill a man”, Irréversible de Gaspard Noé) aux plus fascistes (Le droit de tuer ? de Joel Schumacher, le point d’interrogation ayant été ajouté dans le titre français de ce film nauséabond). Inspiré d’un conte suédois du Moyen-âge, La source raconte l’histoire d’une jeune blonde ingénue folâtrant dans les champs sur la route de l’église jusqu’à ce que sa route croise celle de deux concupiscents qui la violent, la tuent puis se réfugient chez son père (Max von Sydow, comédien fétiche de la période en noir et blanc de la filmographie de Bergman). Ce dernier les massacre avant de jurer de construire une église sur le lieu du viol pour se faire pardonner ses péchés.
Le propos du film est anachronique en 1960, à une époque où le cinéma prend acte de la déchristianisation du monde occidental : La dolce vita, Palme d’or à Cannes la même année, ouvre sur le survol de Rome par une statue du Christ emportée en hélicoptère, saluée par les belles romaines en bikini sur leur terrasse, qui ont déjà épousé la cause d’autres divinités. Il est peut-être temps de laïciser la lecture de La source comme on peut le faire de l’oeuvre de Paul Claudel, et d’y voir l’un des premiers films à interroger la manière dont le monde dans lequel nous vivons, la civilisation de la démocratie libérale, s’est fondée sur la répression des désirs sexuels et meurtriers.
Quel est le personnage le plus hystérique des Fraises sauvages, de La Source ou des Scènes de la vie conjugale ? Chez quel sexe se manifeste le plus intensément cet état d’hystérie décrit par Raulin dans son traité des affections vaporeuses en 1758 : “maladie dans laquelle les femmes inventent, exagèrent et répètent toutes les différentes absurdités dont est capable une imagination déréglée” ? La Marianne (Ingrid Thulin) des Fraises sauvages veut garder l’enfant qu’elle porte de compagnon handicapé du sentiment et incapable de prendre une action sinon par la négative (“je ne peux pas vivre sans Marianne). L’héroïne de La source rêve de sacré et de beaux garçons quand son père rêve uniquement de contenir la jouissance de ses filles. Le héros des Scènes de la vie conjugale s’empêtre dans ses mensonges face à une Liv Ullman amoureuse prête à tout pour sauver son couple.
Quel est le plus hystérique de tous ces films sinon le cinéaste lui-même qui, si l’on s’en tient à la définition contemporaine, “veut être” (Colette Soler) plutôt que jouir ? Ingmar Bergman est dépassé par ses comédiennes lors du tournage de Sonate d’automne. Lors du règlement de compte entre une fille ratée (Liv Ullman) et une mère pianiste brillante (Ingrid Bergman), le cinéaste voulait que la mère porte sur son visage la souffrance de la culpabilité. La comédienne s’est disputée avec le cinéaste en estimant que les femmes n’avaient pas à s’excuser de se consacrer à leur carrière comme la plupart des hommes. Liv Ullman affirme que la victoire de la comédienne dans ce face-à-face entre deux stars internationales la rendue fière d’être femme. Bergman, homme hystérique qui ouvrit la voie à une pléiade de cinéastes hystériques qui ont payé leur dette au maître suédois : Pedro Almodovar, Woody Allen, Lars von Trier, Arnaud Desplechin…
“Misère de l’homme sans Dieu” écrivait Pascal du monde de la faute et de la culpabilité dans lequel Bergman a grandi, et qui expliquait selon lui pourquoi il avait embrassé sans hésitation la haine hilare du national-socialisme. “Misère de l’homme sans Hystoire” nous racontent les films de Bergman, ou de l’homme qui ne transforme son angoisse existentielle, par-delà les ravages d’éros et la pulsion de meurtre, en une histoire qui lui soit sienne.
Panthéon personnel de l’oeuvre de Bergman: Les fraises sauvages, Persona, Cris et chuchotements, Scènes de la vie conjugale, Sonate d’automne, Fanny et Alexandre.
Rétrospective Ingmar Bergman en sept films