Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais : la fille de Nevers aimera toujours un Allemand et un Japonais

Il faudra effectivement attendre qu’Alain Resnais devienne metteur en scène de long métrage pour voir enfin des films “de gauche” bons et beaux” écrivait le critique de cinéma François Truffaut en juillet 1958, près d’un an avant la sortie d’Hiroshima mon amour, plus grand film du cinéaste récemment disparu, dont la valse des adieux sort aujourd’hui lauréat de l’Ours d’argent au Festival de Berlin.

On mesure l’importance d’un artiste à la vie que poursuit son oeuvre sans lui et pour Alain Resnais au poids de ses premiers films dans l’histoire du cinéma, Les statues meurent aussi dénonciateur de la violence du colonialisme avec Chris Marker, Nuit et brouillard de l’entreprise d’extermination des juifs, tsiganes, résistants… d’Europe dans les camps nazis, Hiroshima mon amour de la violence du nucléaire à même de tuer chaque être humain simultanément.

Les quatre cents coups durent plus ou moins longtemps et il importe peu de savoir si le cinéma doit être de gauche ou non : un artiste dévoile un visage, un aspect, une pratique imperceptible jusqu’à son geste. Il faut attendre le peu démocrate Stendhal pour découvrir dans la littérature, selon Simone de Beauvoir, des personnages de femmes en chair et en os. Il faudra le très conservateur Soljenitsyne pour révéler le visage effrayant du goulag en France.

Alain Resnais a poursuivi ses explorations formelles sur les sujets plus sages de la circulation des désirs dans le couple bourgeois occidental, en atteignant un sommet avec Les herbes folles. Il réunit pour Aimer, boire et chanter quelques comédiens exceptionnels (le plaisir de voir et d’entendre Michel Vuillermoz et Caroline Silhol) pour cette version contemporaine d’A letter to three wives de Mankiewicz, où trois hommes assez pleutres se demandent avec laquelle de leur femme partira leur ami Georges, le plus libre d’entre eux.

Le regret est seulement de ne plus retrouver dans ce cinéma sinon la colère, puisqu’on a le droit de vieillir intranquille mais avec un certain confort, du moins la curiosité des débuts pour l’autre ethnie, l’autre classe sociale, l’autre nationalité…, et que ce regret soit malheureusement aussi fréquent dans le cinéma français où la question de l’autre dépasse trop rarement l’argument publicitaire. Film rêvé d’un pays apaisé : Sétif, mon amour.

Her de Spike Jonze : la jouissance hors sexe de l’amour

Le beau film de Spike Jonze est d’abord un magnifique portrait du comédien Joaquin Phoenix grimé en Groucho Marx pour interpréter un homme seul, perdu dans les couloirs de la ville nouvelle de Los Angeles, préoccupé par les deux sujets qui touchent le plus nos contemporains à en croire la psychanalyste Colette Soler : la précarité du couple et la solitude.

Chargé de composer des lettres manuscrites si romantiques dans le monde du tout digital, Theodore Twombly crève de solitude entre ses jeux vidéos et des excitations pornographiques minables au point d’acheter une intelligence artificielle dont la voix suave est interprétée par Scarlett Johansson. Il tombe amoureux du programme et traîne son couple virtuel d’amitiés (notamment avec son collègue de travail interprété par l’excellent Chris Patt, le Justin à la tête de l’assaut dans Zero Dark Thirty) en promenades à la montagne, jusqu’à la première dispute virtuelle de l’idiot et de la robote, destination fatale d’un amour fondé sur la simple contemplation de soi dans le miroir du songe de Paul Verlaine qui rêvait d’une “femme inconnue qui n’est chaque fois, ni tout à fait la même, Ni tout à fait une autre, et (l)’aime et (l)e comprend…” Son regard est pareil au regard des statues./ Et pour sa voix, lointaine, calme, et grave, elle a /L’inflexion des voix chères qui se sont tues”.

Il importe peu de savoir quand une intelligence artificielle et des robots aussi perfectionnés que ceux envisagés par le film verront le jour. L’intelligence du cinéaste est de minimiser le recours aux effets spéciaux pour aller dans le sens de la miniaturisation des objets numériques. Théodore porte sa compagne dans sa poche comme un gadget de plus dans un monde acharné à transformer tout désir en objet de production.

Bien évidemment, notre héros s’aperçoit bien rapidement qu’une intelligence artificielle sans corps, tout en lui évitant les effets subjectifs de toute histoire de couple et l’abîme entre les flammes du discours amoureux et l’appréhension de la réalité, ne comble pas tous ses désirs, bien au-delà des seuls désirs sexuels. Il jouit bien sûr le Théodore, de mots d’amour qu’il compose pour ses clients en mots d’amour pour sa créature virtuelle, jusqu’à toquer à la porte de la girl next door qui rêve de couple avec lui. C’est sans doute la limite du film de préférer la morale au retournement de la machine contre l’homme qui offre les meilleures oeuvres de science-fiction (2001, Blade Runner, Robocop, Gravity…). Spike Jonze tenait pourtant un grand film sur la manière dont l’orgasme n’épuise pas la jouissance qui se poursuit de parler d’amour en sublimation du désir.

Rétrospective Gonzalo Garcia Pelayo au Jeu de Paume : le goût de la vulve


Gonzalo Garcia Pelayo est le cinéaste de la contemplation du sexe féminin détaché de ses fonctions reproductives, et du lien entre cette pratique et l’avènement d’une société libre, le tournage de son premier film Manuela étant contemporain en 1975 de la mort de Franco, ce « petit et joyeux événement » célébré par Michel Foucault. C’est d’ailleurs par un flamenco sur tombe qu’ouvre le film : Manuela enflamme l’assistance masculine portant le corps du notable local assassin de son père pauvre braconnier, en se déhanchant sur le tombeau familial du défunt.
La rétrospective organisée par le Jeu de Paume est l’occasion de découvrir l’œuvre importante de ce cinéaste auteur de cinq films de 1975 à 1982, puis d’un film réalisé l’an dernier, Alegrias de Cadiz, après trente ans de parcours sans caméra. Il connaît le succès dès son premier film Manuela, qui attire 1,2 million de spectateurs et marque profondément plusieurs générations de cinéastes comme Almodovar et Bunuel, lequel s’inspire du fait que le rôle féminin est tenu par deux femmes (la danseuse de flamenco et la divine Charo Lopez) pour son ultime film, Cet obscur objet du désir.
Le spectateur habitué au schéma courant du cinéma français, pourquoi faire l’amour à ma femme alors que je désire ma maîtresse, doit ici s’adapter au schéma récurrent du cinéma espagnol, pourquoi faire l’amour à ma femme alors qu’elle est taboue, c’est-à-dire à la fois interdite et impure. C’est le cas de cette Manuela que tout le monde désire mais si peu touche, du propriétaire terrien des environs (Fernando Rey, qui reprend avec sa fière allure un rôle comparable à celui du Tristana de Bunuel en homme obsédé par une femme inaccessible) au fils de son compagnon, pour mener le film vers une audace politique qui a peu d’équivalents dans le cinéma contemporain, à part peut-être Hallo Papi de Salma Cheddadi, où une jeune femme allemande, Jana Jacob, appelait par téléphone, en déambulant en petite culotte dans son appartement, l’amour et le sexe de son père, vivant en Thaïlande.
Pelayo mêle le flamenco rock au western, à la caméra-stylo de Jean Rouch et à l’élégie cubiste des femmes des films de Godard qui l’ont probablement nourri durant ses deux à trois années de fréquentation de la Cinémathèque parisienne. Il invente un style de cinéma profondément personnel, élégiaque et érotique qui culmine avec Vivre à Séville, emblématique de la Movida sévillane. Il compose la symphonie d’une ville en jouant de la sensualité de ses habitants, de la Semaine sainte jusqu’à l’orgasme final du héros sur le corps de la femme aimée : « mon constant désir est de me dissoudre en toi ». Cette phrase pourrait être partagée par tous les héros masculins de ses films, transportés par le spectacle du sexe de leur compagne, rêvant de lait, de sécrétions circulant librement, et de corps de femmes libérés du devoir de reproduction et de sacrifice maternel rêvé par toutes les dictatures.
Viv(r)e la vie ! Symphonie underground, le cinéma de Gonzalo Garcia Pelayo, jusqu’au 6 avril 2014.

Andromaque à la Comédie Française : Léonie Simaga, Nuova Pilota

Jean Racine est sans doute celui qui avec Aragon a, de tous les grands auteurs francophones, le plus joui de parler d’amour, de celui par lequel “l’homme se tire avec élégance de l’absence de rapport sexuel” (Lacan).

La reprise à la Comédie Française d’une mise en scène datant d’il y a quelques années est l’occasion de découvrir pour votre serviteur cette grande tragédienne qu’est Léonie Simaga dans le rôle d’Hermione, fille d’Hélène de Troie. Il faut la voir sur scène dans la très belle robe qui découvre une épaule nue, composée par Virginie Merlin, tenir les flammes d’Oreste à distance, se sacrifier corps et âme à son homme, Pyrrhus (l’immense Eric Ruf), “je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?”, avant de rêver de meurtre et de vengeance puis de se consumer de honte : “Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? Errante et sans dessein, je cours dans ce palais. Ah ! ne puis-je savoir si j’aime, ou si je hais ?”.

Cette leçon d’amour tragique éveille des sentiments nostalgiques chez les amoureux des films de François Truffaut, Claude Sautet, Luis Bunuel, Eric Rohmer et Alain Resnais qui ont tant et si bien représenté les transports et les affres de l’amour, dans un domaine où seul Arnaud Desplechin semble aujourd’hui en mesure de rivaliser dans le cinéma français. Nous rêverions aussi de voir Léonie Simaga dans la peau d’un des plus beaux rôles féminins de la tragédie contemporain, celui d’Ysé dans le Partage de midi de Paul Claudel : “Si vous m’appelez par mon nom, par votre nom, par un nom que vous connaissez et moi pas, entendante, il y a une femme en moi qui ne pourra pas s’empêcher de vous répondre”.

Il sera toujours intéressant de se demander dans un proche avenir quel mal le délire autour de l’indicible et du mystère très en vogue dans les commissions de financement du cinéma a fait à la construction d’histoires rigoureuses et de dialogues haut en couleur susceptibles de taquiner le verbe racinien, et de nous épargner la double impasse de l’historiette des vapeurs amoureuses et de la comédie graveleuse qui ne voit pas plus loin que le phallus. Condamnés Amour du XXIe siècle, unissez-vous !

Andromaque de Jean Racine, jusqu’au 31 mai 2014

L’étrange couleur des larmes de ton corps de Cattet et Forzani : Fétiche à mort

Courage, Spectateur ! Le marché est asséché jusqu’à l’annonce de la sélection du Festival de Cannes à la mi-avril, alors il faut en profiter pour voir les films qui passeraient inaperçus dans le flot de la quinzaine de sorties hebdomadaires des périodes fastes (mai, juin, septembre et octobre).

Hélène Cattet et Bruno Forzani mêlent avec L’étrange couleur des larmes de ton corps la nostalgie pour le giallo, ou mélange de cinéma policier, d’horreur et érotique italien des années 60 aux décors Art Nouveau et à l’empreinte laissée par Magritte à Bruxelles. L’ambition du film se mesure dans l’emploi de cadrages audacieux, la musique omniprésente, la division de l’écran en deux, trois ou quatre plans…

Les cinéastes traitent d’un thème complexe, le degré d’images morbides consommées par l’homme contemporain pour renoncer à ses pulsions les plus agressives.Le film est une épreuve pour le spectateur dérouté par les fils tortueux empruntés par cette histoire d’homme à la recherche de sa femme, et qui ne s’est jamais remis d’un drame de l’enfance après lequel le monde est apparu moins pur que ne le laissait rêver la chambre chaude de l’enfance. Cramés, se disent les cinéastes par le tournage de cette oeuvre noire. Un soupçon de narration dans les méandres de cette extraordinaire maison hantée vendue à la découpe en cramerait beaucoup plus, de spectateurs…

 

Rétrospective Ingmar Bergman : l’homme un hystérique comme les autres

Ce qui frappe à revoir les films de Bergman qui font l’objet d’une rétrospective est l’insistance des personnages masculins à accuser leur compagne d’hystérie pour réassurer leur masculinité mise à mal par leur propre hystérie et l’assurance des femmes à vivre leur vie indépendamment de ce que les hommes en pensent.

La vision des films de Bergman est nécessairement déformée par l’impact considérable du cinéaste sur le cinéma contemporain, de Monika qui bouleverse la représentation du désir (Jean-Pierre Léaud vole une photo du film dans Les 400 coups, Pierrot le fou se termine sur une île en souvenir du paradis terrestre du film de Bergman) à Persona qui impose une forme qui mêle fiction et art contemporain devenue la forme la plus aboutie du cinéma contemporain (Blue Velvet de David Lynch, Melancholia de Lars von Trier, Uncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, les meilleures scènes de Tree of life de Terrence Malick…).

Une rétrospective est aussi l’occasion de faire le point sur l’importance d’une oeuvre au regard de ce qui la précède et des perspectives qu’elle ouvre. Or la trace la plus impressionnante laissée par la filmographie de Bergman semble se trouver dans la création au cinéma de l’homme hystérique, tous sexes confondus, totalement neuf à l’époque où le cinéma se polarise autour de l’homme épique du cinéma américain, de l’homme qui prépare sa marche vers le néant (“zen” en japonais) du cinéma japonais et de l’homme tragique du cinéma européen.

Cette hystérie est particulièrement manifeste dans l’un des films les plus mal-aimés du cinéaste, La source, qui détient la place étrange dans l’histoire du cinéma de premier film de vengeance consécutif à un viol, prélude à une longue série de films des plus complexes (Impitoyable de Clint Eastwood et son “It’s a hell of a thing to kill a man”, Irréversible de Gaspard Noé) aux plus fascistes (Le droit de tuer ? de Joel Schumacher, le point d’interrogation ayant été ajouté dans le titre français de ce film nauséabond). Inspiré d’un conte suédois du Moyen-âge, La source raconte l’histoire d’une jeune blonde ingénue folâtrant dans les champs sur la route de l’église jusqu’à ce que sa route croise celle de deux concupiscents qui la violent, la tuent puis se réfugient chez son père (Max von Sydow, comédien fétiche de la période en noir et blanc de la filmographie de Bergman). Ce dernier les massacre avant de jurer de construire une église sur le lieu du viol pour se faire pardonner ses péchés.

Le propos du film est anachronique en 1960, à une époque où le cinéma prend acte de la déchristianisation du monde occidental : La dolce vita, Palme d’or à Cannes la même année, ouvre sur le survol de Rome par une statue du Christ emportée en hélicoptère, saluée par les belles romaines en bikini sur leur terrasse, qui ont déjà épousé la cause d’autres divinités. Il est peut-être temps de laïciser la lecture de La source comme on peut le faire de l’oeuvre de Paul Claudel, et d’y voir l’un des premiers films à interroger la manière dont le monde dans lequel nous vivons, la civilisation de la démocratie libérale, s’est fondée sur la répression des désirs sexuels et meurtriers.

Quel est le personnage le plus hystérique des Fraises sauvages, de La Source ou des Scènes de la vie conjugale ? Chez quel sexe se manifeste le plus intensément cet état d’hystérie décrit par Raulin dans son traité des affections vaporeuses en 1758 : “maladie dans laquelle les femmes inventent, exagèrent et répètent toutes les différentes absurdités dont est capable une imagination déréglée” ? La Marianne (Ingrid Thulin) des Fraises sauvages veut garder l’enfant qu’elle porte de compagnon handicapé du sentiment et incapable de prendre une action sinon par la négative (“je ne peux pas vivre sans Marianne). L’héroïne de La source rêve de sacré et de beaux garçons quand son père rêve uniquement de contenir la jouissance de ses filles. Le héros des Scènes de la vie conjugale s’empêtre dans ses mensonges face à une Liv Ullman amoureuse prête à tout pour sauver son couple.

Quel est le plus hystérique de tous ces films sinon le cinéaste lui-même qui, si l’on s’en tient à la définition contemporaine, “veut être” (Colette Soler) plutôt que jouir ? Ingmar Bergman est dépassé par ses comédiennes lors du tournage de Sonate d’automne. Lors du règlement de compte entre une fille ratée (Liv Ullman) et une mère pianiste brillante (Ingrid Bergman), le cinéaste voulait que la mère porte sur son visage la souffrance de la culpabilité. La comédienne s’est disputée avec le cinéaste en estimant que les femmes n’avaient pas à s’excuser de se consacrer à leur carrière comme la plupart des hommes. Liv Ullman affirme que la victoire de la comédienne dans ce face-à-face entre deux stars internationales la rendue fière d’être femme. Bergman, homme hystérique qui ouvrit la voie à une pléiade de cinéastes hystériques qui ont payé leur dette au maître suédois : Pedro Almodovar, Woody Allen, Lars von Trier, Arnaud Desplechin…

Misère de l’homme sans Dieu” écrivait Pascal du monde de la faute et de la culpabilité dans lequel Bergman a grandi, et qui expliquait selon lui pourquoi il avait embrassé sans hésitation la haine hilare du national-socialisme. “Misère de l’homme sans Hystoire” nous racontent les films de Bergman, ou de l’homme qui ne transforme son angoisse existentielle, par-delà les ravages d’éros et la pulsion de meurtre, en une histoire qui lui soit sienne.

Panthéon personnel de l’oeuvre de Bergman: Les fraises sauvages, Persona, Cris et chuchotements, Scènes de la vie conjugale, Sonate d’automne, Fanny et Alexandre.


Rétrospective Ingmar Bergman en sept films

Carte blanche Yassine Qnia par Côté Court : l’amour, exil

Le cinéaste Yassine Qnia a la tendresse et le talent de Marcel Carné pour devenir un grand cinéaste populaire, ce terme inouï en France où il est très difficile d’échapper à la dichotomie entre cinéaste d’auteur, donc sérieux, et réalisateur de film populaire, donc superficiel, le regretté Alain Resnais étant l’un des seuls à avoir excellé dans les deux domaines. Yassine Qnia filme à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) où il a grandi, des personnages cabossés, infiniment tendres, qui se tirent par miracle de situations inextricables.

Le personnage de son dernier film réalisé de manière chorale à quatre cinéastes, avec Morad Boudaoud, Carine May et Hakim Zouhani, est un aspirant gardien de piscine municipale qui découvre trois enfants en maillot de bain, a priori roms, alors qu’il doit quitter les lieux. La course poursuite s’engage dans les couloirs de la piscine qui offrent autant de possibilités scénaristiques pour étoffer le huis-clos que le Shining de Kubrick…

Convié à une carte blanche, le jeune cinéaste présente des films assez différents de ses réalisations, mais après tout il n’y a pas de grand cinéaste qui n’ait fait son marché auprès de ses glorieux aînés. Dans Le père noël a les yeux bleus de Jean Eustache, Jean-Pierre Léaud rêve de se payer un duffle-coat pour emboucher les filles, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il en faut du chemin pour changer de classe sociale. Le scénario inspire apparemment le prochain film de Yassine Qnia, Mon premier cuir, tout un programme. L’amour existe de Maurice Pialat, de 1961, est tout simplement le plus grand film jamais réalisé sur la grisaille de la banlieue parisienne et le cynisme béat des promoteurs. Le film pourrait être transposé plan pour plan, mot pour mot, avec seulement des téléphones portables à l’oreille des passants contemporains, jusqu’au dernier plan dont Pialat avait le secret avec quelques cinéastes comme Kubrick et Hitchcock, pour élever l’angoisse existentielle à l’avènement du cosmos : devant la main levée de la statue de l’arc de triomphe, le commentaire en voix off dit : “la main qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer”. La carte blanche se poursuit avec Un juego de ninos de Jacques Toulemonde Vidal, portrait violent de la lutte des classes en Colombie.

Yassina Qnia paie sa dette aux cinéastes de la lutte des classes frontale, mais il prend du recul vis-à-vis de la violence qu’il a connue dans le quartier où il a grandi. Il pourrait faire sienne la phrase de François Truffaut : “Pour beaucoup, le cinéma est une écriture ; pour moi, il sera toujours un spectacle, où il est interdit d’ennuyer son monde ou de ne s’adresser qu’à une partie de l’auditoire. Comme tous les autodidactes, j’entends d’abord convaincre.” Il y a suffisamment d’amour dans son coeur et son regard pour faire danser les spectateurs pour un bon bout de temps.

Molii de Morad Boudaoud, Carine May, Yassine Qnia et Hakim Zouhani

Mathieu Pernot au Jeu de Paume : le cercle sacré des réprouvés

Parmi les faiseurs d’icône de notre époque, Mathieu Pernot a pris une place de choix avec sa série des Hurleurs, ces réprouvés criant depuis un promontoire un message à leurs proches incarcérés dans les prisons d’Avignon et Barcelone, deux villes-phares de la modernité qui ont pris bien soin de placer les égarés en périphérie.

Michel Foucault parlait dans son Histoire de la folie “de l’importance dans le groupe social de cette figure insistante et redoutable qu’on n’écarte pas sans avoir tracé autour d’elle un cercle sacré”. C’est autour de cette population, composée au Moyen-Age des lépreux, à l’âge moderne des fous et dans notre monde des migrants et plus spécifiquement des Tsiganes et des Gitans, que Mathieu Pernot trace son cercle.

L’exposition que lui consacre le Jeu de Paume fait le point sur quinze années de travail d’un des meilleurs photographes issus de l’école d’Arles. Mathieu Pernot encadre l’histoire des Bohémiens parqués dans le camp de Saliers, près d’Arles, durant la seconde guerre mondiale, l’implosion des barres d’immeuble HLM de la périphérie de la ville la plus admirée du monde dans un noir et blanc et des nuages de cendre qui évoquent la photo de guerre, l’ambiguïté entre la couverture du sans-domicile et la forme du linceul dans sa série Les migrants, ou plus récemment, la série Le Feu réalisée en 2013 auprès des Tsiganes installés à Arles, où le rite de la caravane incendiée à la mémoire d’un défunt évoque les actes de haine à l’encontre des tsiganes.

Le photographe saisit le monde des nomades qui “fascinent les uns et exaspèrent les autres à raison de leur capacité même à savoir sortir : ne pas se fixer, ne thésauriser ni sur l’espace, ni sur le temps” (Georges Didi-Huberman).

C’est bien sûr le regard de l’urbain contemporain qui est accroché ici, de celui qui renonce en poursuivant sa route, toute honte bue, à voir l’humanité des migrants et des tsiganes. Michel Foucault célébrait dans la folie des artistes de l’époque moderne (Hölderlin, Van Gogh, Nietzsche, Artaud…), le moment où celle-ci “inaugurait le temps de la vérité” de l’oeuvre : “c’est le début du temps où le monde se trouve assigné par cette oeuvre, et responsable de ce qu’il est devant elle”. Mathieu Pernot crée un monde où le spectateur, placé dans une position d’intranquillité, doit se justifier et mesurer sa vie à la démesure de la vie des migrants.

Mathieu Pernot au Jeu de Paume jusqu’au 18 mai 2014

Robert Adams au Jeu de Paume : le repli du spectacle

Robert Adams consacre toute son oeuvre depuis cinquante ans au repli du spectacle américain et plus généralement occidental, pour reprendre l’expression d’un poème d’Emily Dickinson, très admirée par le photographe qui place aussi le peintre Edward Hopper parmi ses sources d’inspiration majeures : “J’ai vu un ciel, telle une Tente – Rouler ses Toiles éclatantes – Oter ses poteaux, et disparaître – Sans bruit de Planches/ Ni de clous Arrachés – Ni Charpentier – Rien que ces lieues de Béance – Qui marquent en Amérique du Nord – Le Repli d’un spectacle”.

Robert Adams saisit les vestiges des pionniers de l’Amérique comme les voyageurs européens ébahis devant les ruines de Pompéi ou d’Angkor : “Le sud de la Californie était une région magnifique : des chênes vigoureux sur les collines, des vergers dans les vallées et le long des routes, des cyprès ornementaux, des palmiers et des eucalyptus…

Mais aujourd’hui ce qui reste des plantations d’agrumes est en grande partie à l’abandon, destiné à être abattu, et les grands eucalyptus ont souvent été vandalisés… comme ces centaines de spécimens à l’ouest de Fontana, sur lesquels on a tiré à la carabine à hauteur d’homme.” Le photographe saisit un fil de fer qui barre une plaine, un engin de chantier utilisé pour couper des arbres pluricentenaires qui seront remplacés par de jeunes pousses plus ajustables au rêve occidental de plus-value…

L’importance du photographe dont l’influence est manifeste dans le cinéma contemporain (No country for old men, Tree of life) se perçoit en parcourant les 250 tirages exposés au Jeu de Paume, où la tristesse des titres employés pour décrire les espaces sublimés par l’histoire de l’Amérique, d’où le spectacle s’est retiré (“Au sud de l’usine d’armes nucléaires de Rocky Flat”, “Ecole à classe unique abandonnée”, “chouette tuée d’un coup de fusil”…) est atténuée par le sens du cadre, l’immensité des espaces dépeuplés où le vide est comblé par la lumière, et l’exaltation du sacrement de l’art avant de se fondre dans ces paysages auxquels son oeuvre l’identifie désormais : “L’Eté repliera son miracle – Comme les Femmes – plient – leur Robe – Ou les Prêtres – rangent les Symboles – Le Sacrement – administré” (Emily Dickinson, Ce sera l’Eté – tôt ou tard).

Robert Adams au Jeu de Paume, jusqu’au 18 mai 2014