L’homme dont j’occupais la place l’an dernier à un concert des Folles Journées, était resté à la maison “sur internet” pendant que sa femme assistait à un concert de l’Orchestre Lamoureux. “Demande à ta femme !” rétorque Humphrey Bogart, tenancier du bar Rick’s, dans Casablanca, au résistant hongrois (Paul Henreid) venu lui demander des papiers pour fuir avec sa femme (Ingrid Bergman, maîtresse de Bogart dans le Paris de 1939), le Maroc occupé par l’armée allemande. Un chant nazi retentit dans le bar (Lieb’ Vaterland, magst ruhig sein). Le tenancier contemple la scène l’air navré. L’officier représentant du régime de Vichy (Claude Rains) laisse faire. Le résistant fonce vers les musiciens et leur lance “play la Marseillaise !“. Les musiciens jettent un coup d’oeil à leur patron, l’air inquiet. Bogart hoche la tête. Allons enfants…
Le film sort à la fin de l’année 1942 aux Etats-Unis. Le récit porte la trace de l’histoire d’amour impossible du triomphe international de Quai des brumes de Carné, dont certains porte-paroles de Vichy déclarèrent qu’il était responsable de la défaite de la France. Casablanca rend sa dignité au pays occupé, et fixe le schéma de la relation entre la France et les Etats-Unis depuis soixante ans, mélange d’amitié (“this is the beginning of a beautiful friendship”, dernière phrase du film) et de compétition déséquilibrée.
Casablanca marque le transfert de la modernité artistique après 1940 de Paris à New York avec la fuite de très nombreux artistes européens aux Etats-Unis, la naissance du romantisme de la résistance portée par un homme mélancolique et un homme d’action qui subliment par leur courage leur amour d’une même femme, le déferlement de la culture pop en Europe après-guerre par le prestige des vainqueurs, et la montée de l’importance du sujet de la diversité dans les deux pays de 1945 à nos jours : plusieurs acteurs du film, Peter Lorre, ou le français Marcel Dalio, sont des juifs réfugiés aux Etats-Unis, ou des opposants au régime nazi comme Conrad Veidt marié à une juive, et Bogart traite dignement son musicien noir, mais le film ne présente aucun Arabe, aucun Marocain, comme un être humain.
C’est cet héritage qu’interroge la 20e édition de la Folle Journée de Nantes. Sur le plan du transfert de la modernité artistique, il y aura John Cage, Steve Reich, Philip Glass ou les commandes des riches Fondations américaines aux compositeurs européens, dont le Des Canyons aux Etoiles d’Olivier Messiaen, composé pour le bicentenaire de la fondation des Etats-Unis entre 1971 et 1974, après une visite du compositeur des grands canyons de l’Utah.
Sur le plan du déferlement de la culture pop, la chef d’orchestre franco-algérienne Zahia Ziouani et son Orchestre Divertimento, qui mène des actions exceptionnelles d’éducation artistique à Stains et plus généralement en Seine-Saint-Denis, interprétera des musiques de film de Leonard Bernstein, Henri Mancini, John Williams…
Sur le plan de la diversité, qui n’est pas le moindre des sujets à traiter dans notre beau pays pour le siècle en marche, René Martin, chef d’orchestre des Folles Journées, est le seul à convier la cantatrice Barbara Hendricks chanter du blues, la pianiste Anne Queffélec jouer avec l’Orchestre de l’Oural le concerto pour violon et orchestre de Barber (musique d’Elephant Man, Platoon, Amélie Poulain…), le pianiste israélien Iddo Bar-Shaï interpréter Weissenberg et Gershwin, le groupe estonien Vox Clamantis chanter John Cage et David Lang, les soeurs Bizjak adapter des danses West side Story au piano, ou l’orchestre de Zahia Ziouani interpréter des musiques de film. On reconnaît aussi l’amitié à la possibilité de dire à l’autre qu’il commet un erreur, telle l’Amérique dénonçant la violence de l’armée française durant la Guerre d’Algérie, ou la France refusant de participer à une guerre en Irak qui allait causer des dommages irréparables au pays, à sa population et sa région. This is the following of a beautiful friendship.
Folle Journée de Nantes Des Canyons aux étoiles, du 24 au 26 janvier 2014