Folle Journée de Nantes 2014 (4) : Shani Diluka, l’épopée lyrique

« Ma garce de vie s’est mise à danser devant mes yeux, et j’ai compris que quoi qu’on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie ».

Jack Kerouac, Sur la route (trad. Josée Kamoun)

Shani Diluka offre un spectacle total avec son voyage sur la route 66, par lequel la pianiste crée une œuvre unique qui mêle musique, littérature et grâce. Le récital est né de sa volonté de donner une forme musicale au voyage en Amérique retranscrit par Jack Kerouac dans l’un des plus beaux récits de voyage, Sur la route.

La pianiste nous convie avec ce concert à un voyage en Amérique « par la musique, l’histoire, les paysages et la littérature », à une traversée « sur un fil, entre l’est de (l)a jeunesse et l’ouest de (l’)avenir » de Jack Kerouac. Shani Diluka précède chaque morceau d’une lecture d’un extrait de Sur la route. Elle navigue entre les différentes facettes du lyrisme américain, l’épopée des China Gates du compositeur contemporain John Adams, le métissage des jazzmen Bill Evans, Gershwin et Keith Jarrett ou d’Albert Ginastera avec les sonorités latinos, la nostalgie pour l’Europe de Samuel Barber, la douleur de Huyng-ki Joo saisie en musique le 11 septembre 2001, l’exaltation de la nature par Amy Beach et le minimalisme de Philip Glass (extraordinaire Etude pour piano n°9, l’un des bijoux de son disque).

La double culture orientale et occidentale de la pianiste l’amène à porter un regard nouveau sur la musique contemporaine américaine, moins conquérante que ne le laisse penser la musique de film, matinée d’influences asiatiques et européennes entre les China Gates d’Adams et le Clair de Lune de Debussy qui clôt le récital en bis, pied-de-nez de la pianiste résonnant comme une invitation au seul voyage que chacun peut accomplir dans le sens qu’il souhaite, et faire halte où bon lui semble en s’égarant sans le regretter.

Shani Diluka, Road 66, avec la participation de Nathalie Dessay, Mirare, 1 CD.

Folle Journée de Nantes 2014 (3) : Lidija et Sanja Bizjak, le goût de l’Europe

C’est la dernière génération américaine à avoir grandi dans l’ombre impressionnante de l’Europe, incluant le peintre Edward Hopper, Leonard Bernstein, Samuel Barber et Colon Nancarrow, qui fait l’objet d’un concert des soeurs Bizjak.

Lidija et Sanja Bizjak ouvrent à quatre mains sur les Souvenirs de Samuel Barber, auteur de l’adagio pour cordes sans doute le plus utilisé de l’histoire du cinéma, mais aussi d’une oeuvre abondante qui porte la nostalgie de l’Europe avec ses Prières pour Kierkegaard et ces Souvenirs qui de valse en Pas-de-deux livre la mémoire de la mélancolie européenne de Vienne à Paris. Les pianistes enchaînent avec le méconnu Colon Nancarrow (1912-1997) et son étude pour piano mécanique. Né en Arkansas, le compositeur s’est battu dans les rangs des Républicains contre l’armée de Franco en Espagne, avant de se voir refuser un passeport américain et de s’installer à Mexico où il allait perpétuer avec de nombreux autres exilés d’Espagne un goût prononcé pour la modernité, la dérision et l’abstraction.

Les pianistes ont sans doute trouvé chez ces déracinés des compositeurs à la mesure de leur mélancolie et de la joie de vivre de ceux qui serrent leur chance. Elles fusionnent sur Barber, se font face sur Nancarrow puis Bernstein, s’amusent des claquements de doigts et jeux de percussion de West Side Story dont les extraits concluent leur récital. La comédie musicale de Bernstein et Sondheim allait donner naissance comme tant d’autres musiques des années 50, aux métissages qui caractérisent l’évolution de la musique depuis 50 ans. Il y est bien entendu question pour Leonard Bernstein de croiser la mélancolie européenne pour le paradis perdu (les parents du compositeur ont fui les pogroms en Ukraine) à la vivacité américaine. Comme dans l’excellent premier roman de Donna Tartt, Le maître des illusions, il n’est plus possible pour un Américain de redevenir européen. La morale de West Side Story, histoire inspirée de Roméo et Juliette de Shakespeare, c’est que la vie se finit mal (l’Europe), mais que ça peut quand même se chanter et se danser (l’Amérique).

Folle Journée de Nantes 2014 (2) : Zahia Ziouani et la musique classique pour tous

Il y avait dans les westerns projetés par la Dernière séance, présentée par Eddy Mitchell, un je-ne-sais-quoi de recueillement et d’aventure qui transcendait les classes sociales, les frontières et les petites communautés auxquelles on adhère par habitude, commodité ou paresse.

Ma madeleine porte quelque chose du crâne chauve de Yul Brynner dans Les sept mercenaires et Les dix commandements, alors comment ne pas être ému par l’ouverture du concert de l’Orchestre Divertimento mené par Zahia Ziouani sur la musique d’Elmer Bernstein pour le remake des Sept samouraïs au far west ?

Cet hommage à la musique de film comme musique classique de ceux qui n’aiment pas la musique classique est coloré par les cuivres de Gershwin (I got Rhythm) et Copland (Rodeo), les notes jazzy du New York New York de Herman pour le film de Scorsese, les cordes et les cuivres de John Williams pour Star Wars qui synthétisent l’histoire de la musique classique de Mozart à Wagner, et la tendresse de Mancini pour les beaux yeux d’Audrey Hepburn et l’élasticité de Peter Sellers.

Les jeunes autour de moi ont tous dégainé, la larme à l’oeil, leur appareil à copains virtuels pour immortaliser la prise de son sur la musique de Star Wars et Pirates des caraïbes. Se moqueront bien sûr ceux pour qui la musique classique est toujours allée de soi pour avoir été transmise en famille, sans la rugosité de l’exploration. Les autres savent le chemin qui mène de Barry Lyndon à la découverte de Schubert, dIl était une fois dans l’ouest au Concerto d’Aranjuez, du Jour le plus long à la 5e Symphonie de Beethoven. Comme l’ancien espion est-allemand achetant dans La vie des autres le récit de son histoire, ils peuvent dire “Das ist für mich”.

Folle Journée de Nantes, jusqu’au 2 février 2014

Tonnerre de Guillaume Brac : un monde à femme

C’est un monde éloigné de la tyrannie du projet où un artiste un peu raté rencontre une jolie journaliste, qui aime un beau footballeur. Guillaume Brac avait réussi le tendre Un monde sans femmes. Il retrouve Vincent Macaigne qui après une trilogie consacrée à la prolétarisation des classes moyennes en 2013 (Kingston Avenue, La fille du 14 juillet, La bataille de Solférino), reprend son rôle de paumé romantique réfugié chez son père (Bernard Ménez) pour fuir Paris : “c’est une ville assez violente”.

Guillaume Brac a le talent de réussir le portrait d’un monde éloigné de la tyrannie du projet parisienne (où tout le monde doit être en train d’écrire, de produire, de réaliser, de chanter, d’entreprendre… pour être crédible). Ca se passe à Tonnerre en Bourgogne pour anticiper l’éclat du héros dépressif qui refusera de voir sa copine disparaître pour un bélître (Jonas Bloquet, qui poursuit une belle carrière).

Le cinéaste est à son meilleur lorsqu’il filme les jeux des amants volés au temps qui nous passe. Solène Rigot et Vincent Macaigne s’embouchent dans des sortes de catacombes de la ville Tonnerre et le monde tourne autour de leurs câlins. La jeune femme disparaît et il commet une folie pour ne pas plonger dans la dépression. On regrette une fois encore la timidité des plans de sérénité qui concluent trop de films français, en rêvant des cimes où le personnage aurait pu porter les rêves de ceux qui prennent plaisir à mettre leur vie en jeu.

Nymph()maniac vol. II de La von Trieb : que vulve ?

Sur le thème qui fascine tant les hommes, des pouvoirs du sexe des femmes, Lars von Trier poursuit avec ce volume II son Nymph()maniac au moment où son héroïne Joe qui voudrait éprouver toujours plus de plaisir n’en éprouve plus du tout. Dans un épisode qui rappelle la scission freudienne entre la femme aimée et la femme désirée, l’héroïne délaisse son ami et leur enfant pour les hommes de passage. Elle poursuit sa spirale auto-destructrice au milieu des “dangerous men” en prenant goût au sadomasochisme, puis en se mettant au service d’un entrepreneur douteux (Willem Dafoe bien sûr) chargé de recouvrer des dettes avec des méthodes peu orthodoxes.

La confession d’une nymphomane se poursuit autour de digressions de plus en plus ridicules de l’analyste de l’héroïne, Seligman, ce que Joe lui fait remarquer (“c’est la digression la plus faible que vous ayez faite jusqu’à présent”). Y passent la scission entre l’église d’orient (Selon le cinéaste, le plaisir et la joie) et l’église d’occident (la tristesse et la culpabilité), la barbarie de la censure des termes mêmes racistes, et la technique sexuelle du canard muet (“que se serait-il passé s’il avait tenté le canard caquetant ?” conclut non sans humour Seligman).

L’ego expérimental idéal du cinéaste, Charlotte Gainsbourg, développe depuis trois films (Antichrist et Melancholia) son personnage de femme forte pour cette trilogie des sorcières à même de jouer à parité avec les hommes au jeu de l’éros et de la mort. Le film qui pose explicitement le droit des femmes à une jouissance sans culpabilité flanche finalement de penser la jouissance féminine selon les mêmes critères que la jouissance masculine, par la comptabilité des amant(e)s, mille et tre chantait le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, jusqu’au final bien cynique dont le cinéaste a le secret. Cet autoportrait déguisé de Lars von Trier rappelle finalement la critique adressée par Laura Betti à son ami Pier Paolo Pasolini à propos d’un article anti-avortement, à savoir qu’il y manquait “physiologiquement la femme”. Alors comme disait le sociologue Christian Baudelot il y a vingt ans, Allez les filles !

12 Years a Slave de Steve McQueen : l’autre regard et le regard de l’Autre

La sortie de 12 Years a Slave de Steve McQueen est une excellente nouvelle pour ce qu’elle raconte des pouvoirs et impuissances du cinéma en ce jeune XXIe siècle.

12 Years a Slave inverse le regard habituel sur l’esclavage paternaliste, barbarie atténuée en erreur historique par tout un pan du cinéma hollywoodien (dont Autant en emporte le vent, plus gros succès de l’histoire du cinéma en dollars constants). C’est l’histoire vraie de Solomon Northup, jeune homme noir libre enlevé à Washington puis vendu comme esclave en 1841. Il subit de nombreuses atrocités (coups de fouet, humiliations, tentative de lynchage…) et assiste à beaucoup d’autres (le viol de femmes noires esclaves par le propriétaire de la maison, la torture et le lynchage d’autres esclaves désobéissants…). Son parcours croise des personnages classiques du cinéma hollywoodien, l’humaniste contrarié (Benedict Cumberbatch, l’excellent interprète de l’autiste Sherlock Holmes), le pervers (Michael Fassbender, qui d’autre ?), et le justicier (Brad Pitt, également producteur du film) qui obtiendra sa libération sans laquelle son histoire ne nous serait pas parvenue.

12 Years a Slave est bien évidemment un excellent outil pédagogique sur l’esclavage, le racisme et la manière dont la Bible a été utilisée pour justifier ce qui fait honte à la plupart de nos contemporains. Il n’y a plus que de petits clubs de fachos pour contester la brutalité des faits, mais un document rigoureux, même sous la forme d’une fiction, prend toute sa valeur durant une époque où la peur de l’autre est un refuge fréquent pour se préserver de l’impermanence des choses.

Cette machine à Oscar, brillamment interprétée par Chiwetel Ejiofor, ne soulève pas moins la question de la limite du témoignage en matière d’art. Vénus noire d’Abdellatif Kechiche posait des questions beaucoup plus violentes avec ses spirales effrayantes qui poussaient le spectateur à assister jusqu’à la nausée au naufrage de la raison dans l’émergence du discours raciste en Europe. 12 Years a Slave apparaît à la fois comme indispensable et déjà dépassé, puisqu’il ne fait qu’inverser le regard là où l’on attendrait un regard autre, c’est-à-dire une forme adaptée au dévoilement de la barbarie de l’esclavage, comme le fit François Bourgeon pour sa BD Les passagers du vent, voire le regard de l’Autre comme dans Vénus noire, c’est-à-dire la forme d’une altérité de sens et de style pour porter un autre message que celui de l’impardonnable qui clôt le film de Steve McQueen, et élever l’horreur au rang de mythe que n’emporte le vent.

Le vent se lève de Miyazaki : la réalité, c’est la fantaisie

“Je peux voir un petit bout de Mon voisin Totoro ?” me demande mon fils, et que voulez-vous faire, je vous y verrai vous. Preuve de la puissance du cinéaste qui tire sa révérence avec son dernier film, Le vent se lève, lequel s’ouvre avec la citation de Paul Valéry (“Le vent se lève, il faut tenter de vivre”) qui donne son titre, son refrain et son leitmotiv au film.

Nous voilà transportés dans le Japon des années 20 et sa terre mouvante comme dans l’envoutant spectacle ex-utero Plexus d’Aurélien Bory pour la danseuse Kaori Ito. Un jeune homme rêveur, Jirô Horikoshi, y grandit en inventant à défaut d’un sol stable, des avions surpuissants, “rêves auxquels les ingénieurs donnent une forme”. Il s’entoure d’hommes qui préfèrent “un monde avec pyramide à un monde sans pyramide”, quitte à mettre leur talent au service de la machine de guerre, l’ingénieur héros du film concevant l’une des plus formidables machines à tuer de l’armée japonaise durant la seconde guerre mondiale.

Miyazaki a conçu les plus extraordinaires machines à voler de notre temps depuis le Chat-Bus de Totoro, et il rivalise d’ingéniosité pour animer ses hommes-enfants enchantés par le mouvement du vent et la palpitation du monde. Un regard navré dans le cadre de notre devoir paternel sur le dernier Disney, ses héroïnes de 16 ans à poitrine de Bimbo et ses horripilantes chansons à la Céline Dion, suffit pour savoir où se range l’art et où l’imposture.

Le vent se lève n’apporte pas de bonnes nouvelles malgré son invitation aux langues étrangères et au “bon vin sur la table”. Jusqu’où l’artiste peut-il collaborer pour faire vivre son art, tel Francis Ford Coppola racontant en supplément DVD du Parrain que les artistes ont de tout temps travaillé pour ceux qui dominent le monde ? Miyazaki conseille aux générations qui n’ont jamais connu la guerre de préférer le royaume de leur fantaisie au monde qui leur apparaît, pour paraphraser Colette Soler commentant Lacan : “La réalité c’est le fantasme” implique qu’il n’y a de réalité qu’investie par la libido”. Miyazaki aura passé sa vie à créer un monde plus puissant que les marchands d’obus par sa portée universelle et ses capacités d’enchantement pour les générations prêtes à se laisser surprendre.

L’amour est un crime parfait d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu : l’agressivité en quête d’absolu

Un enseignant de l’art d’écrire un peu précieux (Mathieu Amalric) dans un paysage de haute montagne (le canton de Vaud en Suisse, où vit Godard dont le nom apparaît sur une boîte aux lettres), une jeune disparue sensuelle, un amour incestueux entre frère et soeur (Karin Viard), une belle-mère (Maïwenn) de la disparue qui se met à draguer l’enseignant en question…

Les ingrédients du polar à la française sont réunis avec ses défauts récurrents (une tendance malheureuse à la dissertation sur Dante ou Joyce dont les cinéastes auraient dû retenir la règle citée par Amalric “Silence, exil et ruse”…, un besoin de se réassurer en tant qu’intellectuel en se moquant des personnes vulgaires, une tentative de faire du cinéma à l’américaine sans assumer les contraintes du genre…), mais le sens du cadrage de femmes extraordinaires désireuses d’accéder aux mêmes jouissances que les hommes (plaisir, pouvoir, art…), et du désarroi des hommes face à la féminisation du monde.

Nous perdons rapidement l’étudiante du professeur pour suivre ce dernier tomber dans les rets de sa belle-mère, s’emmêler dans son amour pour sa soeur et ses soucis au travail, et ne pas savoir quoi faire du désir d’une étudiante liée à la mafia. Les séquences avec Maîwenn (la belle-mère de la disparue si vous suivez bien) sont les plus réussies du film en tant qu’elles supportent l’agressivité et la quête de différence absolue au menu de toute histoire d’amour. La manière dont ces deux là se regardent et se caressent, le don d’un peu de soi malgré le regret et le besoin de se servir de l’autre, l’inévitable “besoin des oeufs” (Woody Allen) qui poursuit les histoires d’amour en rupture, élèvent le film de l’abîme du réel vers les cimes de la quête de l’Autre dont le frôlement livre le sens d’une vie.

Arnaud et Jean-Marie Larrieu présentent leur film le 16 janvier à 20 h 15 au Ciné 104

Bande-annonce “L’AMOUR EST UN CRIME PARFAIT… par RhoneAlpesCinema

Folle Journée de Nantes 2014 Des Canyons aux Etoiles : “Demande à ta femme !”

L’homme dont j’occupais la place l’an dernier à un concert des Folles Journées, était resté à la maison “sur internet” pendant que sa femme assistait à un concert de l’Orchestre Lamoureux. “Demande à ta femme !” rétorque Humphrey Bogart, tenancier du bar Rick’s, dans Casablanca, au résistant hongrois (Paul Henreid) venu lui demander des papiers pour fuir avec sa femme (Ingrid Bergman, maîtresse de Bogart dans le Paris de 1939), le Maroc occupé par l’armée allemande. Un chant nazi retentit dans le bar (Lieb’ Vaterland, magst ruhig sein). Le tenancier contemple la scène l’air navré. L’officier représentant du régime de Vichy (Claude Rains) laisse faire. Le résistant fonce vers les musiciens et leur lance “play la Marseillaise !“. Les musiciens jettent un coup d’oeil à leur patron, l’air inquiet. Bogart hoche la tête. Allons enfants…

Le film sort à la fin de l’année 1942 aux Etats-Unis. Le récit porte la trace de l’histoire d’amour impossible du triomphe international de Quai des brumes de Carné, dont certains porte-paroles de Vichy déclarèrent qu’il était responsable de la défaite de la France. Casablanca rend sa dignité au pays occupé, et fixe le schéma de la relation entre la France et les Etats-Unis depuis soixante ans, mélange d’amitié (“this is the beginning of a beautiful friendship”, dernière phrase du film) et de compétition déséquilibrée.

Casablanca marque le transfert de la modernité artistique après 1940 de Paris à New York avec la fuite de très nombreux artistes européens aux Etats-Unis, la naissance du romantisme de la résistance portée par un homme mélancolique et un homme d’action qui subliment par leur courage leur amour d’une même femme, le déferlement de la culture pop en Europe après-guerre par le prestige des vainqueurs, et la montée de l’importance du sujet de la diversité dans les deux pays de 1945 à nos jours : plusieurs acteurs du film, Peter Lorre, ou le français Marcel Dalio, sont des juifs réfugiés aux Etats-Unis, ou des opposants au régime nazi comme Conrad Veidt marié à une juive, et Bogart traite dignement son musicien noir, mais le film ne présente aucun Arabe, aucun Marocain, comme un être humain.

C’est cet héritage qu’interroge la 20e édition de la Folle Journée de Nantes. Sur le plan du transfert de la modernité artistique, il y aura John Cage, Steve Reich, Philip Glass ou les commandes des riches Fondations américaines aux compositeurs européens, dont le Des Canyons aux Etoiles d’Olivier Messiaen, composé pour le bicentenaire de la fondation des Etats-Unis entre 1971 et 1974, après une visite du compositeur des grands canyons de l’Utah.

Sur le plan du déferlement de la culture pop, la chef d’orchestre franco-algérienne Zahia Ziouani et son Orchestre Divertimento, qui mène des actions exceptionnelles d’éducation artistique à Stains et plus généralement en Seine-Saint-Denis, interprétera des musiques de film de Leonard Bernstein, Henri Mancini, John Williams…

Sur le plan de la diversité, qui n’est pas le moindre des sujets à traiter dans notre beau pays pour le siècle en marche, René Martin, chef d’orchestre des Folles Journées, est le seul à convier la cantatrice Barbara Hendricks chanter du blues, la pianiste Anne Queffélec jouer avec l’Orchestre de l’Oural le concerto pour violon et orchestre de Barber (musique d’Elephant Man, Platoon, Amélie Poulain…), le pianiste israélien Iddo Bar-Shaï interpréter Weissenberg et Gershwin, le groupe estonien Vox Clamantis chanter John Cage et David Lang, les soeurs Bizjak adapter des danses West side Story au piano, ou l’orchestre de Zahia Ziouani interpréter des musiques de film. On reconnaît aussi l’amitié à la possibilité de dire à l’autre qu’il commet un erreur, telle l’Amérique dénonçant la violence de l’armée française durant la Guerre d’Algérie, ou la France refusant de participer à une guerre en Irak qui allait causer des dommages irréparables au pays, à sa population et sa région. This is the following of a beautiful friendship.

Folle Journée de Nantes Des Canyons aux étoiles, du 24 au 26 janvier 2014


L’Anglaise et le Duc d’Eric Rohmer mise à nu par ses créateurs

Avoir la chance de voir L’Anglaise et le Duc, le film le plus ambitieux d’Eric Rohmer, commenté par le peintre Jean-Baptiste Marot et la productrice du film, Françoise Etchegaray, en compagnie des auteurs de la biographie d’Eric Rohmer, Antoine de Baecque et Noël Herpe, au Champo, est un luxe qui ne se refuse pas.

Le peintre est venu présenter des reproductions de quelques-uns des 36 tableaux à l’huile de format “télévision 16/9e” qu’il réalisa durant un an et demi (‘on m’a ôté les pinceaux quelques heures avant le tournage, alors que les toiles n’étaient pas sèches”) pour servir de décor aux scènes extérieures du film tourné en 2001, alors que la technologie d’incrustation de personnages dans un décor virtuel était balbutiante. Il a composé en s’inspirant des tableaux de l’époque et des travaux d’historiens sur les bâtiments et les rues de Paris, un inoubliable paysage du Paris révolutionnaire (rue de Miromesnil sur laquelle s’achevait Paris à l’époque, Place Louis XV devenue de la Concorde, Eglise Saint-Roch…).

La productrice Françoise Etchegaray est revenue sur la genèse du film, liée à la curiosité du cinéaste pour les techniques d’incrustation qu’il expérimente lors du tournage d’un clip avec Arielle Dombasle, et à la lecture d’un article dHistoria sur les mémoires de Grace Elliott, une courtisane royaliste, maîtresse du Prince de Galles, futur Georges IV, et du Duc d’Orléans en France, qui a traversé la Révolution Française tout en soutenant la Monarchie, se faisant arrêter pour une lettre écrite par un Anglais, avant d’être libérée et de finir ses jours en France, entretenue par le Maire de Ville d’Avray.

Aux remarques malicieuses d’Antoine de Baecque sur l’expression du conservatisme politique du cinéaste dans le film, Françoise Etchegaray rétorque qu’Eric Rohmer n’a jamais pris de parti public en matière de politique, et qu’il voulait faire un film sur la Révolution différent du point de vue habituel qui prenait le parti des Révolutionnaires : “Ce n’est pas la peine de faire un film que Griffith et Renoir (La Marseillaise) ont fait mieux que moi”. C’est peu dire que le récit épouse la cause de la monarchie, présentant le monde de l’aristocratie comme celui de la beauté et de l’élégance, et le peuple comme un ramassis de bouseux violents et concupiscents, rêvant de guillotine, de cuisse d’aristocrate, de décapitation et de tribunal expéditif. La mise en scène de certaines scènes semble tellement inspirée des crimes commis au XXe siècle au nom de la révolution qu’elle rappelle la remarque de l’historien Jean-Clément Martin à un jeune homme qui insistait sur les viols commis par l’armée républicaine à la fin du XVIIIe siècle :”La Révolution Française, ce n’est tout de même pas la guerre en Bosnie”.

Il reste un document exceptionnel, dernier succès du cinéaste qui rêvait à 80 ans d’un tournage à la Griffith. L’Anglaise et le duc reçut des critiques dithyrambiques dans le monde entier, dont le Los Angeles Times qui titra au sujet des effets spéciaux “better than Lucas and Spielberg : Rohmer“. La technologie numérique encore balbutiante blanchit les peaux et transforme les ombres en taches, mais ce portrait haut en couleur, comme toujours chez Rohmer d’une femme amoureuse et déterminée révoltée par la lâcheté des hommes, portée par une grande Lucy Russell, face à des hommes écartelés entre raison et sentiments, porte bien sur la naissance d’un nouveau monde.

Intégrale Eric Rohmer au Champo, jusqu’au 14 janvier 2014

Le samedi 11 janvier, débat entre Noël Herpe et Virginie Thévenet suivi de la projection du film LES NUITS DE LA PLEINE LUNE 1984 1h42

Le mardi 14 janvier, Débat mené par Antoine de Baecque avec Andy Gillet et Serge Renko précédé de la projection du film LES AMOURS D’ASTREE ET CELADON 2007 1h49

Biographie d’Eric Rohmer, par Antoine de Baecque et Noël Herpe, Editions Stock, 604 pages.