C’est l’installation la plus impressionnante des Rencontres, une série de diapositives exposant durant dix minutes la vie du photographe sud-africain Kevin Carter (1960-1994), né l’année de la répression sanglante d’une manifestation pacifiste à Sharpeville qui entraîna l’interdiction des mouvements anti-apartheid. Durant son service militaire, il s’opposa à des soldats qui battaient un noir, ce qui lui valut d’être tabassé.
Devenu photographe, il dénonça le régime de l’apartheid au cours des années 80, survécut à un attentat, puis parcourut le monde auprès des plus pauvres, notamment les Soudanais durant la famine de 1993 dont il rapporta une photographie qui allait faire le tour du monde, représentant un enfant noir squelettique courbé sous le poids de la faim à quelques mètres d’un vautour. L’image lui valut des concerts de louange et de critique (il fut accusé d’être un prédateur à son tour) et le prix Pulitzer l’année suivante. Quelques semaines plus tard, il tombait dans “l’embuscade psychique” dont parle Susan Sontag à propos de Diane Arbus et se suicida au milieu du désert en laissant un mot parlant de ses problèmes d’argent et de “vifs souvenirs de tueries et de cadavres et de colère et de douleur … d’enfants mourant de faim ou blessés, de fous de la gâchette, souvent des policiers, de bourreaux…”
Alfredo Jaar, artiste chilien dont la famille a fui la dictature de Pinochet en s’installant à New-York, développe une oeuvre radicale centrée autour du retour du refoulé du sud (participation de la CIA au coup d’état de Pinochet contre un président démocratiquement élu, apartheid en Afrique du Sud, génocide rwandais…) dans l’hémisphère nord. The sound of silence,consacrée au photographe Kevin Carter, impressionne par sa puissance mise en perspective avec le caractère ténu de ses moyens (une chambre noire, des diapositives, une lumière aveuglante après avoir vu la photographie du jeune africain qui survécut à la famine pendant plus d’une dizaine d’années d’après un journaliste espagnol qui mena l’enquête au Soudan après la mort de Carter).
L’oeuvre d’Alfredo Jaar transforme Kevin Carter en saint laïc (encore que la croix à l’entrée de l’installation renvoie son itinéraire vers un autre type de sainteté), dans un monde où la transformation de chaque individu en “corps prolétaire” (Colette Soler) met à mal le rêve de liberté hérité des Lumières (l’installation se termine par l’information selon laquelle la photographie de Carter appartient au fonds Corbis, racheté par Bill Gates, qui a décidé de l’enterrer dans une ancienne mine, soi-disant pour la protéger, mais la rendant comme 65 millions d’autres photographies totalement invisible, une faible part de la collection ayant été numérisée).
Il en est de même de la honte durable de notre génération de ne pas suffisamment forcer les dirigeants du monde à envoyer des Casques Bleus en Syrie, où des photographes montraient hier des enfants emmaillotés comme des Christs pour déranger le confort occidental. Nous leur devrons beaucoup.
Sur la transition post-apartheid de l’Afrique du Sud, lire le remarquable Le fléau de David van Reybrouck, Edition Actes Sud
Rencontres d’Arles, jusqu’au 20 septembre 2013