Rencontres d’Arles (5) : Pierre Jamet, un temps d’avance

On ne dit pas suffisamment que l’un des plus grands acquis du XXe siècle est le droit de vivre à poil, du moins temporairement. Dina Vierny, modèle du sculpteur Aristide Maillol dont une série de représentations de sa muse est visible dans le jardin des Tuileries, s’en est donné à coeur joie lors de la création des auberges de jeunesse sous le Front populaire, sous l’oeil de son complice Pierre Jamet.

D’origine juive moldave, la famille de Dina Vierny s’installe à Paris en fuyant le stalinisme. La jeune femme est âgée de 15 ans lorsqu’elle devient le modèle du sculpteur et qu’elle fréquente les surréalistes. Elle accompagne Pierre Jamet pour la création des auberges de jeunesse, premier système d’hébergement bon marché pour les jeunes en France. La naïveté des poses et le bonheur des jeunes gens contrastent avec la gravité de l’époque : l’un des jeunes gens, Lucien Braslavski, meurt à Auschwitz en 1942, Dina Vierny, installée dans le sud de la France d’où elle fait passer la frontière à des réfugiés, est arrêtée par la Gestapo puis sauvée par Maillol. Elle consacrera une partie de sa vie à créer le musée qui porte le nom du sculpteur à Paris.

Un artiste n’est pas en avance sur son temps : ce sont les tyrans, les censeurs et les nostalgiques qui se trompent de siècle. Les jeunes gens suivis par Pierre Jamet anticipent avec trente ans d’avance le rêve de fraternité et le désir de jouissance des étudiants des années 60. A Dina Vierny donc, qui rêvait d’un monde qui lui survécut un peu.

Rencontres d’Arles, jusqu’au 20 septembre 2013

Rencontres d’Arles (4) : Alfredo Jaar et l’embuscade psychique

C’est l’installation la plus impressionnante des Rencontres, une série de diapositives exposant durant dix minutes la vie du photographe sud-africain Kevin Carter (1960-1994), né l’année de la répression sanglante d’une manifestation pacifiste à Sharpeville qui entraîna l’interdiction des mouvements anti-apartheid. Durant son service militaire, il s’opposa à des soldats qui battaient un noir, ce qui lui valut d’être tabassé.

Devenu photographe, il dénonça le régime de l’apartheid au cours des années 80, survécut à un attentat, puis parcourut le monde auprès des plus pauvres, notamment les Soudanais durant la famine de 1993 dont il rapporta une photographie qui allait faire le tour du monde, représentant un enfant noir squelettique courbé sous le poids de la faim à quelques mètres d’un vautour. L’image lui valut des concerts de louange et de critique (il fut accusé d’être un prédateur à son tour) et le prix Pulitzer l’année suivante. Quelques semaines plus tard, il tombait dans “l’embuscade psychique” dont parle Susan Sontag à propos de Diane Arbus et se suicida au milieu du désert en laissant un mot parlant de ses problèmes d’argent et de “vifs souvenirs de tueries et de cadavres et de colère et de douleur … d’enfants mourant de faim ou blessés, de fous de la gâchette, souvent des policiers, de bourreaux…”

Alfredo Jaar, artiste chilien dont la famille a fui la dictature de Pinochet en s’installant à New-York, développe une oeuvre radicale centrée autour du retour du refoulé du sud (participation de la CIA au coup d’état de Pinochet contre un président démocratiquement élu, apartheid en Afrique du Sud, génocide rwandais…) dans l’hémisphère nord. The sound of silence,consacrée au photographe Kevin Carter, impressionne par sa puissance mise en perspective avec le caractère ténu de ses moyens (une chambre noire, des diapositives, une lumière aveuglante après avoir vu la photographie du jeune africain qui survécut à la famine pendant plus d’une dizaine d’années d’après un journaliste espagnol qui mena l’enquête au Soudan après la mort de Carter).

L’oeuvre d’Alfredo Jaar transforme Kevin Carter en saint laïc (encore que la croix à l’entrée de l’installation renvoie son itinéraire vers un autre type de sainteté), dans un monde où la transformation de chaque individu en “corps prolétaire” (Colette Soler) met à mal le rêve de liberté hérité des Lumières (l’installation se termine par l’information selon laquelle la photographie de Carter appartient au fonds Corbis, racheté par Bill Gates, qui a décidé de l’enterrer dans une ancienne mine, soi-disant pour la protéger, mais la rendant comme 65 millions d’autres photographies totalement invisible, une faible part de la collection ayant été numérisée).

Il en est de même de la honte durable de notre génération de ne pas suffisamment forcer les dirigeants du monde à envoyer des Casques Bleus en Syrie, où des photographes montraient hier des enfants emmaillotés comme des Christs pour déranger le confort occidental. Nous leur devrons beaucoup.

Sur la transition post-apartheid de l’Afrique du Sud, lire le remarquable Le fléau de David van Reybrouck, Edition Actes Sud

Rencontres d’Arles, jusqu’au 20 septembre 2013

Rencontres d’Arles 2013 (3) : Gordon Parks, Pieter Hugo, d’une histoire de mélanine

Il est toujours surprenant et triste lorsqu’on participe à une rencontre de cent à cent-cinquante décideurs français (politiciens, hommes d’affaires, conseillers…), toujours prompts à donner des leçons aux jeunes de banlieue tout en affichant publiquement leur rejet du racisme, de constater qu’ils sont souvent tous blancs d’origine européenne, à l’exception parfois des serveurs ou du photographe chargé d’immortaliser l’événement.

Les photographies de Gordon Parks ont été l’un des premiers remparts dressés aux Etats-Unis contre le racisme envers les noirs. Premier photographe noir employé par un grand magazine (Life), premier cinéaste noir à se voir confier un budget important pour le polar Shaft, il consacre un premier reportage remarqué sur les terribles conditions de vie des noirs de sa ville natale (Fort Scott, Kansas, « Mecque du racisme », où les lycéens noirs n’avaient accès en 1949 ni au sport, ni aux activités culturelles). Il y fait la connaissance de la femme de ménage Stella Watson à laquelle il demande de prendre la pose d’American Gothic de Grant Wood. L’histoire de cette femme est édifiante : père lynché dans le sud (on aimerait que les médias n’utilisent plus le terme de lynchage pour décrire les situations dans lesquelles un jeune est tabassé par une bande : le lynchage de noirs était un événement festif pour les blancs du sud américain), mère morte prématurément, elle-même mariée et enceinte avant la fin de ses études, mari tué par un coup de feu deux jours avant la naissance de leur fille, laquelle est engrossée deux fois durant son adolescence… Le très grand cliché de Gordon Parks croise comme toute photographie mémorable la maîtrise de l’histoire de l’art, la perception de l’inconscient de son temps et le sens de l’avenir.

La rétrospective que les Rencontres d’Arles consacrent à Gordon Parks est l’occasion de s’immerger dans son Panthéon (ses “géants” : Jean-Paul Sartre, Richard Wright, Dean Dixon, Alberto Giacometti et Pablo Neruda) et l’importance de son oeuvre qui croise photoreportage à la gloire de Muhammed Ali ou des Black Panthers, photo de mode, photo de plateau (pour Ingrid Bergman admiratrice d’un de ses reportages pour Life) et cinéma.

Le photographe sud-africain Pieter Hugo (né en 1976) expose une série de portraits qui déclinent le même concept : un processus numérique lui permet de manipuler les canaux de couleur, afin de convertir des images couleur en noir et blanc, de manière à faire ressortir le pigment de la peau des sujets, faisant de chaque individu un homme de couleur. A bon entendeur, salut.

Jeune et jolie de François Ozon : les appelantes du sexe

D’une nature que Lacan impute aux femmes (il les nomme “appelants du sexe”), François Ozon a fait un film sur une jeune femme de notre siècle, interprétée par la belle et talentueuse Marine Vacth, qui sublime son corps pour attirer le désir des hommes, tout en boudant la mine triste lorsque ces derniers rompent le contrat.

Une jeune fille de la bourgeoisie parisienne répond à l’invite d’un homme âgé de lui offrir des services sexuels moyennant rémunération. Elle s’y rend par goût de l’aventure et du sexe (elle n’a pas besoin d’argent : elle l’accumule pour le seul plaisir de le toucher et de voir la masse de billets s’épaissir) avec des hommes expérimentés jusqu’à ce qu’un de ses amants d’un orgasme atteigne le ciel en vol (ce qui est même arrivé à un évêque, comme l’a raconté à ma mère le prêtre qui a marié mes parents). La police s’en mêle et la bourgeoise de mère se demande ce qu’elle a bien pu faire pour mériter une fille pareille.

Enfant du siècle du contrat sexuel (dans le couple, sur internet, tarifé, etc.), Isabelle/Léa organise son petit univers comme une petite entreprise : boyfriend allemand d’une nuit en vacances pour le dépucelage, site internet mettant en valeur ses charmes pour attirer le chaland, rapports avant la nuit pour rentrer faire ses devoirs… La fragilité du cinéma d’Ozon (le côté clip de certaines séquences, le passage-éclair des personnages secondaires dont la merveilleuse Nathalie Richard, le schéma un peu binaire du parcours des personnages : jeune fille perverse mais gentille copine de lycée, mère déçue par sa fille mais ayant un amant…) est atténuée par la puissance de la comédienne qui retourne les rapports de force à son avantage (demander à son psy combien il coûte comme le lui demandaient les hommes) et l’intelligence du scénario qui utilise parfaitement Charlotte Rampling pour boucler la boucle, et transformer une appelante du sexe en appelante de l’amour.

Jeune et Jolie de Francois Ozon – Bande-Annonce par cinemur

Rencontres d’Arles 2013 (2) : Jacques Henri Lartigue, le mausolée de l’amour

D’une oeuvre qui relève souvent plus de l’appropriation phallique (ma voiture, ma maison, ma femme, mes maîtresses…) que du grand art, la Commissaire Maryse Cordesse a extrait du journal photographique de Jacques Henri Lartigue (1894-1986) les images de sa vie avec sa première femme, Madeleine Messager dite “Bibi”, qui le quitta en 1930 pour vivre pleinement sa passion pour les femmes.

Passé l’agacement procuré par ces photographies qui resteront comme une représentation idéale de la bourgeoisie française durant la première moitié du XXe siècle, à l’abri de l’antisémitisme, de l’implosion de l’empire colonial et même des guerres (Lartigue a traversé la seconde guerre mondiale sans souffrir ni s’étonner de ce qui se passait), les photographies de Bibi touchent par la manière dont elles ont capté l’impossible fusion entre les êtres. La femme évolue chez lui d’instrument d’ornementation à celui d’objet fétiche (Bibi urinant, prenant des poses sensuelles avec la comédienne Denise Grey ou l’épouse de Sacha Guitry, Yvonne Printemps, dont Lartigue tomba fou amoureux) puis à celui de point de fuite, réfugié dans les bras de leur fils, des femmes (dont des maîtresses de son époux) et le rire d’autres hommes.

Il est curieux d’entendre parler ça et là à propos du milieu dans lequel Lartigue évoluait, de “moeurs légères”, plutôt que de rappeler que les bourgeois de son temps fréquentaient les maisons closes et collectionnaient les maîtresses, et que Bibi était lesbienne ou aimait les femmes, comme quand on visite Linderhof et que la guide assure que Louis II de Bavière vivait seul tout en étant fiancé à la cousine de Sissi, plutôt que de dire qu’il était homosexuel.

Jacques Henri Lartigue restera comme un photographe dont l’oeil était plus aiguisé que l’esprit en tant qu’il a capté ce qu’il était incapable d’exprimer. Dépassé par l’évolution de la société et la diminution du pouvoir des hommes sur les femmes au XXe siècle, il a finalement représenté un mausolée de l’amour bourgeois, enterrement de première classe d’un milieu dont le rêve de foyer était basé sur l’hypocrisie et le mensonge. Quel changement de monde entre le déchirement du photographe lors de la vente du domicile familial de Rouzat (“par un trou minuscule j’ai eu un grand trou dans mon coeur et j’ai eu le vertige”) et la violence du dernier plan d’Amour de Haneke (Isabelle Huppert s’empare de l’appartement de ses parents décédés : pour des centaines de millions de personnes, le foyer est devenu un bon investissement immobilier) !

Rencontres d’Arles, jusqu’au 20 septembre 2013

Rencontres d’Arles 2013 : Sergio Larrain, l’équité du regard

D’une humanité destinée à la recherche de la reconnaissance dans les yeux de l’autre, et où l’art sert trop souvent à légitimer un rapport de force sous le confort du cynisme, le photographe chilien Sergio Larrain (1931-2012) a recherché toute sa vie l’équité du regard. Ainsi, le spectateur français apprendrait beaucoup de la photographie (non encadrée dans l’exposition, nulle part reproduite) datant de 1959 d’une jeune Algérienne en train de faire la vaisselle à terre, levant le regard sur un gamin de l’armée française, exhibant fièrement son fusil, mais incapable de soutenir le regard de la jeune femme.

Le photographe épousa la règle de Cartier-Bresson dont il rejoignit l’agence Magnum (“que nul n’entre ici s’il n’est géomètre”) sans accepter le devoir de prendre des photos chocs appréciées des grands journaux internationaux. Il commença sa carrière en s’attachant à la description des vies sans événement des villes occidentales qu’il découvrit dans sa jeunesse (à Londres, prendre le métro, attendre le bus, boire au pub avec des gens qui partagent vos opinions, se promener avec sa femme au parc…), et des vies condamnées à subir la violence de l’événement : gamins abandonnés des rues du Chili à la recherche de nourriture et de sommeil, Indiens d’Amérique Latine faisant survivre “comme un corps sans tête l’ancienne culture inca : son harmonie, ses coutumes persistent, cachées sous les artifices du XXe siècle”, enfants insouciants jouant dans les rues de Sicile sous le regard des hommes qui perpétuent les rites d’une société violente…

Sa recherche d’équité et de spiritualité le conduisit à la recherche de l’humanité des êtres de passage incarnés par les pêcheurs chiliens ou les prostitués et prostituées de Valparaiso. Il préféra une retraite prématurée et des années de méditation à la quête de l’instant de grâce qu’il ne trouvait plus dans le monde qui l’environnait pour déclencher le désir de photographie. Il reste de son passage sur terre la rose qu’il découvrit à son réveil sur son coeur, comme le personnage de Borges qui avait rêvé qu’on la lui offre au cours de sa visite du paradis.

Rencontres d’Arles 2013, jusqu’au 20 septembre 2013

Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières : d’où partent les révolutions

C’est l’histoire du héros d’un écrivain allemand, Heinrich von Kleist (1777-1811), révolté par l’iniquité et la violence de l’armée napoléonienne, que transpose Arnaud des Pallières, jusqu’à présent habitué aux surprenantes capacités de destruction de la bourgeoisie française.

Le cinéaste transpose l’intrigue allemande au XVIe siècle dans les Cévennes (magnifiquement filmées par Jeanne Lapoirie qui avait déjà accompagné le cinéaste sur son précédent long, Parc) avec un casting international et certaines des plus impressionnantes gueules du cinéma contemporain, Mads Mikkelsen en tête, qui ressuscite le Clint Eastwood de l’époque Pale Rider, Bruno Ganz, Sergi Lopez, Denis Lavant en pasteur soumis au pouvoir, filmé comme s’il sortait d’un tableau de Rembrandt, Amira Casar, Roxane Duran (l’une des jeunes filles du Ruban blanc)… Un marchand de chevaux déclenche une jacquerie après que le baron voisin ait martyrisé sa femme alors qu’il tentait d’obtenir justice contre lui après avoir dû lui abandonner deux chevaux.

Comme dans Parc, le cinéaste détourne le film de genre en partant d’une situation euphorique (une belle femme aimante accueillant son homme d’un “La première fois que je t’ai vu, je me suis dit : “je veux toucher cet homme”, je veux boire sa tendresse dans l’auge des cochons”) pour suivre son désespoir, sa vengeance et sa marche vers la mort.

Arnaud des Pallières filme en cinéaste marxiste un homme debout face à l’avilissement d’une religion “opium du peuple” (“Les Juifs et nous (les Protestants) sont les seuls à se tenir encore debout” dit Mads Mikkelsen en prison), figure exemplaire du croisement des idéaux révolutionnaires et du romantisme allemand. D’une situation économique, sociale et politique intenable, naissent des jacqueries, des révolutions ou des printemps. Et comme selon l’historien Jean-Clément Martin “il n’y a pas eu de terreur”, à savoir que la violence de la Révolution française, événement sur lequel est construit le monde contemporain, doit être mise en perspective avec la violence inouïe de l’ancien régime, Michael Kohlhaas filme la violence de tous les réprouvés du monde dès lors que la justice ne répond pas à leur révolte.

MICHAEL KOHLHAAS – Bande-annonce VF par CoteCine