Les intégristes avaient délaissé la représentation du dernier spectacle de Romeo Castellucci pour rêver devant l’Assemblée Nationale de retourner au XIXe siècle durant lequel le triomphe de l’Europe blanche et chrétienne amènerait certains énergumènes à confondre leur vessie avec une lanterne.
Le spectacle ouvre sur le bruit reconstitué du choc de roches autour d’un trou noir situé à 250 millions d’années lumières de la terre, puis de ravissantes jeunes femmes qui semblent sorties d’un tableau de Botticelli, à moins que ce ne soit d’un calendrier fasciste ou communiste, se coupent la langue comme Charlotte Gainsbourg se sectionnait le clitoris dans Antichrist de Lars von Trier.
Les jeunes femmes entament une mise en scène kitsch de La mort d’Empédocle de Hölderlin, le poète allemand qui selon Heidegger “poémisa” la poésie comme Cervantès “romanisa” le roman, Picasso “pictura” la peinture et Godard “cinématisa” le cinéma”. Empédocle est l’homme de science et philosophe du Ve siècle avant notre ère qui fut vénéré puis accusé de blasphème, se jeta dans le feu de l’Etna. Les jeunes filles sont entourées de drapeaux du Ku Klux Klan pour une mise en scène qui croise tous les délires de boursouflure et de pureté des extrêmes européens au XXe siècle.
Le titre du spectacle porte le nom du restaurant new-yorkais qui avait commandé des toiles au peintre américain Mark Rothko (1903-1970), lequel décida de les retirer du lieu, effrayé à l’idée de les transformer en tapisserie de spectateurs venus se divertir et s’en mettre plein la panse. Alors il y est bien entendu question des artistes, de leurs contradictions (célébrer la poésie de la Grèce antique célébrée à la fois par les plus éminents philosophes et les pires idéologues d’extrême droite, gifler le public en lui faisant violence et le caresser en lui montrant des jeunes femmes d’une beauté divine) et de leur rôle de dévoilement (montrer qu’il y a de l’être à 250 millions d’années lumières de la terre, représenter la naissance du monde et de l’amour).
Passé cette mise en scène qui ne résiste pas aux quelques minutes durant lesquelles le second degré peut amuser, les jeunes femmes se regroupent et sortent les unes après les autres de leurs bras comme des nouveaux-nés, puis se relèvent et quittent la scène nues les unes après les autres avec pour certaines l’assurance des Big Nudes de Helmut Newton. Où l’on retrouve l’émotion de la présentation de la vulve dans le dialogue érotique du couple. Romeo Castellucci ressort son cheval mort de la mise en scène du Voyage au bout de la nuit, puis nous emmène dans l’espace comme dans les plus beaux plans de Tree of life et de Melancholia. Ni la platitude de la qualité française (Le temps de l’aventure), ni l’image publicitaire (Vian par Gondry), mais Claire Denis, Arnaud Desplechin et Abdellatif Kechiche, dans un mois à Cannes.
“Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, puis il est resté sur la porte. Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis/Et le malaise d’une âme brumeuse à demi, Il mourra et je mourrai. Il laissera son enseigne, et moi des vers. A un moment donné mourra également l’enseigne, et mourront les vers de leur côté. Après un certain délai mourra la rue où était l’enseigne. Ainsi que ma langue dans laquelle les vers furent écrits. Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé…
L’homme est sorti du Bureau de Tabac (n’a-t-il pas mis la monnaie dans la poche de son pantalon ?). Ah ! Je le connais : c’est Estève, animal non-métaphysique. (Le Patron du Bureau de Tabac est arrivé sur le seuil). Comme sous l’effet d’un instinct divinatoire Estève s’est retourné et il m’a vu. Il m’a salué de la main, je lui ai crié :”Bonjour, Estève !” et l’univers s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le Patron du Bureau de Tabac a souri.”
Fernando Pessoa, Le Bureau de Tabac
The four seasons Restaurant de Romeo Castellucci au Théâtre de la ville, jusqu’au 27 octobre