Filmer L’or de leurs corps à Rosny-sous-Bois (21) : la multiplication des poissons

Votre serviteur qui fait d’habitude le coq en dégainant son Levinas et son Hegel plus vite que son ombre faisait moins le malin ce vendredi pour filmer la vie d’une jeune fille (désolé, je n’ai qu’un frère). Heureusement que la cinéaste Salma Cheddadi était gentiment venue en renfort pour prendre la mise en scène en main et donner de la vie au retour au foyer et à l’intimité d’une jeune fille après les fortunes diverses des parcours scolaires et la découverte de ses nouveaux pouvoirs.

Dans notre grande cruauté, l’héroïne a quitté son petit ami au téléphone d’un lapidaire “je préfère qu’on reste amis” (toute ressemblance avec des histoires vécues est purement fortuite) pour faire face à tout ce qui lui arrive depuis le début du film (saignement des mains, visite des rois mages, don pour soigner les gens, etc.). Rien de tel qu’une petite multiplication des poissons pour finir la semaine et surtout un vendredi. Ce fut chose faite en présence de la mère de notre actrice pour une belle scène d’amour maternel et filial.

Ca y est, le montage commence avec son lot de bonnes et de mauvaises surprises (tu ne pouvais pas rester sur la comédienne trois secondes de plus, bougre d’imbécile), mais quel bonheur d’arrêter quelques jours le train qui file dans la nuit pour faire battre le coeur des images.

Les adieux à la Reine de Benoît Jacquot : adieu la Reine, bonjour Mesdames

Les Adieux à la reine : photo Benoît Jacquot, Julie-Marie Parmentier, Léa Seydoux

Sacrée Marie-Antoinette ! Qu’elle fut utile depuis plus de deux-cents ans pour diminuer les torts du roi de France et la rendre coupable ou en faire l’exemple de la déliquescence du royaume, à l’aube du monde dans lequel nous vivons. Benoît Jacquot adapte le roman de Chantal Thomas en insistant sur le supposé saphisme de la Reine de France, son amour des beaux livres (la dame alla se recueillir sur la tombe de Jean-Jacques Rousseau) et sa frivolité.

Miroir des fantasmes de chaque époque, la lascivité de la Reine est parfaite pour illustrer notre temps où les inégalités et quelques frasques médiatisés sur les moeurs des puissants diffusent un climat insurrectionnel. L’histoire suit le regard de la liseuse de la Reine, interprétée par l’étonnante Léa Seydoux, qui papillonne comme quelques autres autour de Marie-Antoinette (Diane Krüger qui appuie sur l’accent), délaissée par son très pieu mari (le cinéaste Xavier Beauvois) qui n’eut jamais de maîtresse. Le cinéaste alterne les scènes de cour et celles du petit peuple de Versailles où les courtisanes rêvent d’un beau mariage et de continuer de jouir des miettes du monde doré qui les entoure.

Un aussi beau casting amène à se permettre quelques coquetteries ultra-modernes, dont un improbable enlacement entre Marie-Antoinette et la Duchesse de Polignac (Virginie Ledoyen) devant la Cour, dans la galerie des glaces. Mais Les adieux de la reine a l’intelligence de se concentrer sur les mutations du genre en cours à l’époque pré-révolutionnaire, qui ont selon l’historien Jean-Clément Martin “contaminé les statuts de la monarchie et de l’Etat”, à une époque où une Reine fréquentait des femmes du peuple, des bals à Paris, s’intéressait à la mode et aux beaux livres. Il est demandé dans la scène la plus forte du film à la jeune liseuse de prendre l’habit d’une duchesse pour prendre sa place sur l’échafaud au cas où le peuple de France en voudrait à sa tête. Il y a dans cette scène de travestissement où une roturière prend l’allure d’une reine le sens du nouveau monde en train de voir le jour.

LES ADIEUX À LA REINE : BANDE-ANNONCE Full HD par baryla

Filmer L’or de leurs corps à Rosny-sous-Bois (20) : pour Georges de La Tour


La reproduction en couleurs du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le coeur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.

Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.

René Char, Feuilles d’hypnos.

Filmer L’or de leurs corps à Rosny-sous-Bois (19) : plus étrange que le paradis

Le plus beau parking du monde et le soleil de mars nous ont offert un superbe cadre pour capter en travelling-voiture l’harmonie des jeunes filles avant l’inévitable dispersion des destinées dans quelques mois.

La gentille Nawel a accepté de boiter pour les besoins du film en vue d’être guérie par notre héroïne.

Une jeune fille moderne a expliqué à la caméra pourquoi elle voulait porter le voile dans quelques mois. J’ai passé la veille en compagnie d’anciens ministres et diverses personnalités politiques, ce qui n’est pas sans générer une certaine schizophrénie. André Gide dit quelque part dans Si le grain ne meurt que sa vocation artistique lui est venue de son écartèlement entre les deux branches irréconciliables de la famille qui l’ont amené à contempler le monde avec un certain étonnement. Garde l’étonnement.

Filmer Cosi fan tutte aux Pavillons-sous-Bois (18) : trouver son idiot intérieur et puis mourir

Le pauvre Julian abandonne le film en raison d’une opération et comme the show must go on, aussi impitoyable qu’Anton Walbrook dans Les chaussons rouges, je nomme Guillaume au pied levé pour reprendre le premier rôle masculin de notre épopée.

Heureusement, la facétie de Mozart et da Ponte ont mis de la joie dans notre amertume puisque nous abordons le tournant de l’histoire où les deux belîtres reviennent déguisés au collège pour vérifier si leurs copines sont aussi fidèles qu’ils le pensent.

Qu’il est bon et facile de mettre une perruque sur la tête pour partir à la recherche de son idiot intérieur, le stade ultime de la connaissance de soi dans la méthode théâtrale de Jacques Lecoq, et contenter le bon public d’une cour de collège (à Rosny où j’ai récidivé, on m’a demandé si j’avais joué dans la série Samantha. Les braves jeunes gens du 9-3 n’ont-ils jamais vu de hippie ?).

Guillaume est parfait en amoureux idiot qui réplique à la non moins excellente Roseline (Despina dans l’opéra) qui leur recommande de ne pas penser qu’à eux dans l’amour, qu’il s’endort et se réveille en pensant à sa belle. Si nous restons perchés sur d’aussi vertigineuses cimes, alors que notre joie demeure.

Brutal Intimacy de Tim Palmer (2) : le cinéma d’auteur français, un art féministe sans genre

Béatrice Dalle

Le plus surprenant dans le succès d’Omar Sy aux César en 2012 est lié à la comparaison avec Sidney Poitier, premier lauréat noir de l’Oscar du meilleur acteur en 1963. Le premier obtient la récompense équivalente en France pour le rôle d’un garde-malade qui décline tous les poncifs du noir obéissant et rigolard, même si son talent devrait lui ouvrir un jour un rôle du niveau du Cercle rouge pour Bourvil. Le second est surtout connu pour son interprétation du policier de Dans la chaleur de la nuit qui répondait à une gifle infligée par un homme blanc raciste par une gifle beaucoup plus puissante du fait de l’envergure du comédien américain.

En revanche, pour le cinéma de femme, il existe bien un désert américain et une chance française. Le premier Oscar attribué à une femme est revenu à Kathryn Bigelow pour un film de guerre raciste sur la guerre en Irak, Démineurs, alors qu’en France, un tiers des films réalisés chaque année le sont par des femmes. Tim Palmer a l’élégance de rappeler que malgré le retard politique pris par notre pays en matière de présence des femmes dans la vie politique et les conseils d’administration, le cinéma français présente les deux réalisatrices les plus admirées au monde, Agnès Varda, célébrée par tous les centres d’art internationaux de réputation, et Claire Denis (dont le seul nom déclenche l’hystérie chez les journalistes du Guardian et du New York Times), et offre une grande palette de cinéastes femmes dans tous les genres et pour tous les publics.

Cette visibilité naturelle des femmes dans le monde du cinéma, selon Catherine Breillat, “le seul lieu où la parité existe en France”, est d’autant plus étrange qu’elle ne s’accompagne pas spécialement d’un discours féministe ou sur le genre, comme chez leurs collègues américaines. Le choix de la FEMIS d’imposer la parité à ses élèves dans la prestigieuse section des futurs réalisateurs peut avoir son importance dans l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes femmes talentueuses, au même titre que le Festival du film de femmes de Créteil, mais cela ne permet pas d’expliquer seul le succès public rien qu’en 2011 de cinéastes comme Maïwenn et Valérie Donzelli, ou critique de Mia Hansen-Love.

Tim Palmer ausculte le parcours de ces cinéastes françaises femmes, de la filiation de Lola Doillon, de la FEMIS aux scénarios d’Ozon pour Marina de Van, de la bande-dessinée pour Marjane Satrapi qui n’a malheureusement pas renouvelé le succès de Persépolis, de la banlieue parisienne pour Audrey EstrougoC’est sans doute l’aspect le plus original du livre que de raconter l’expression de l’héritage stendhalo-beauvoirien du cinéma français, notre belle histoire qui commence par la première représentation dans l’art occidental, vers 1830, d’une jeune femme courageuse, Mathilde de la Môle, qui entre dans la bibliothèque de son père pour lui voler des livres qui parlaient d’amour et de liberté, notre belle histoire racontée par le cinéma français qui est tout simplement, pour Tim Palmer comme pour moi et beaucoup d’autres, l’histoire qui beaucoup plus que celle de Martiens qui envahissent la terre ou d’un magicien à lunettes rondes qui lutte contre les forces du mal, la belle histoire qui est celle du monde dans lequel nous vivons.

Brutal Intimacy, Analyzing contemporary French Cinema, de Tim Palmer, Wesleyan University Press, 287 p.

PS : Merci à Jean-Clément Martin pour m’avoir signalé cet ouvrage. Mes amitiés à sa femme.

Brutal Intimacy de Tim Palmer (1) : l’intimité brutale dans le cinéma français

Je suis à la FEMIS en visiteur. J’exprime mon admiration à David Cronenberg pour son sens de la mise en scène oublié par nombre de mes compatriotes. Il balaie sa superbe chevelure poivre et sel en me disant qu’il admire beaucoup l’abstraction du cinéma français contemporain. Nous vivons une métaphore de notre tragédie humaine, où il faut certes cultiver son jardin, mais qu’il est bon de mater dans celui du voisin !

Le très francophile Tim Palmer, chercheur en cinéma aux Etats-Unis, a publié il y a quelques mois une somme sur le cinéma français produit depuis les années 2000 intitulé Brutal intimacy, orné en couverture d’une photo d’Irréversible de Gaspar Noé (voir ci-dessus), sans doute le film français que les cinéastes américains ont le plus vu depuis La Haine.

Après un résumé des débats en cours sur la décadence de notre beau pays et un chapitre sur le jeune cinéma français, l’auteur en vient au vif du sujet, ce qu’il appelle le cinéma du corps, qu’il définit comme “l’interrogation cinématographique de la physicalité en termes d’intimité brutale”, personnifié selon lui principalement par Trouble every day de Claire Denis, Twenty-nine Palmes de Bruno Dumont et Irréversible de Gaspar Noé. C’est sans doute l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage, cette intuition de l’importance de l’intimité brutale dans le cinéma français (plus que du cinéma du corps qui est un pléonasme: la plupart des films représentent des corps), qui traverse depuis vingt ans des films aussi divers que ceux de Catherine Breillat, Claire Denis, François Ozon, Gaspar Noé, Marina de Van, Céline Sciamma, Gaspar Noé, Jacques Audiard, Abdellatif Kechiche…

Tim Palmer a une excellente connaissance des circuits de financement du cinéma français qui selon la tradition de partenariat public-privé propre à la France allie une institution publique puissante, le CNC, à une chaîne privée également puissante, Canal+, et divers autres intervenants publics et privés unis pour créer la troisième cinématographie en nombre, mais la plus diverse du monde, où l’on peut produire du cinéma d’horreur intellectuel ou pour adolescents, des comédies infantilisantes et d’autres sophistiqués, des polars pour la télévision, du cinéma d’auteur abstrait presque sans parole, de jeunes cinéastes sortis de l’école, etc.

C’est bien la partie du livre relative à l’intimité brutale qui focalise notre attention, le point concernant la qualité du cinéma français populaire (Richet, Hazanavicius) s’écartant un peu du sujet, à moins de considérer qu’OSS 117 avec Jean Dujardin n’aborde brutalement l’intimité de l’histoire de France (“Le Général de Gaulle n’a pas dit que toute la France avait résisté ?” “Si, il l’a dit.”). Tim Palmer appuie son propos sur des analyses très pertinentes de films aussi divers que Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, très grand film à la précision de géomètre sur la douleur de l’apprentissage cruel que l’amour non partagé est la chose la plus répandue du monde, ou Irréversible de Gaspar Noé, sur le choc des classes sociales dans la maison France. C’est d’ailleurs l’intelligence de l’auteur de ne pas opposer comme si souvent dans notre pays aristocratique le cinéma populaire au cinéma abstrait.

Il reste que le cinéma français s’est fait une spécialité de la démonstration de force voyeuriste-sadique en stade ultime de l’existentialisme, comme s’il ne restait plus de nos siècles de catholicisme qu’un devoir de jouir comme la Sainte-Thérèse du Bernin, là où nos cousins d’Amérique de culture protestante gardaient de leur siècles de protestantisme un devoir de s’enrichir. Mais Tim Palmer dépasse les arguments qui pourraient lui être opposés d’être fasciné par le libertinage de la patrie de Diderot et de Sade, en soulevant la question de la place de la féminité et de l’art cinématographique dans cette étrange industrie qui participe paradoxalement, en sentant le souffre à défaut d’avoir la puissance économique de Hollywood, au rayonnement de ce pays.

Brutal Intimacy, Analyzing contemporary French Cinema, de Tim Palmer, Wesleyan University Press, 287 p.

The story of G.I. Joe de William Wellman : Regarde les hommes mourir pour toi

C’est un film totalement antimilitariste tourné en pleine guerre par William Wellman en 1944 d’après deux récits du reporter de guerre Ernie Pyle, Prix Pulitzer de la même année, sur “le GI qui vit et meurt misérablement” pour dénazifier l’Europe pendant que les haut-gradés s’endorment dans de la soie et donnent leur nom aux plus belles avenues du monde.

Il est difficile d’imaginer un film aussi beau à une époque où le cinéma de guerre est devenu un instrument de propagande du fait de son coût (l’improbable pitch d’Il faut sauver le soldat Ryan, malgré la scène sauvage du débarquement) ou un pamphlet pompeux (la difficulté de L’ordre et la morale de sortir du cinéma-dissertation).

Rien de tel dans The story of G.I. Joe, Les forçats de la gloire, qui s’attache au quotidien des fantassins embarqués dans la campagne de la 5e armée de Tunisie à Rome. L’immense chef-opérateur Russell Metty (La soif du mal, Ecrit sur du vent) filme en clair-obscur les moments de camaraderie de ces hommes issus des campagnes les plus pauvres des Etats-Unis, réunis pour une guerre dont ils ne comprennent pas l’enjeu, extraits de leur torpeur par une lettre qui leur apprend qu’ils sont devenus pères, par les anecdotes du reporter sur les seins des starlettes hollywoodiennes, ou par un disque vinyle comportant la voix du bébé que le soldat ne peut écouter en l’absence de phonographe dans les pauvres villages italiens qu’ils traversent, jusqu’à le rendre fou.

Champ de survie et de désespoir (“j’ai juste survécu” dit Robert Mitchum au début du film), The story of G.I. Joe, que Samuel Fuller considérait comme le “seul film adulte et authentique” produit par Hollywood durant la seconde guerre mondiale, dénonce l’absurdité de la guerre et de la raison d’état qui veut épargner un monastère même si la batterie qu’il abrite cause de lourdes pertes humaines : “je suis catholique et je dis : bombardez le monastère” dit un soldat.

William Wellman, auteur d’un magnifique western sur les lynchages de voleurs de chevaux, très admiré par Clint Eastwood, L’étrange incident, considérait The story of G.I. Joe comme son meilleur film, tout en refusant de le voir du fait que la plupart des acteurs et protagonistes étaient disparus quelques mois après le tournage. La dernière image se clôt sur ces mots d’Ernie Pyle :”telle est notre guerre et nous l’emporterons avec nous d’un champ de bataille à l’autre jusqu’à ce qu’elle soit terminée. Nous vaincrons. J’espère que nous pourrons nous réjouir de la victoire, mais avec humilité, et que tous ensemble nous nous efforcerons de réassembler notre monde brisé en un édifice si ferme et si juste qu’une guerre mondiale ne sera plus jamais possible. Et pour ceux qui gisent sous les croix de bois, il n’y a rien que nous puissions faire, sauf peut-être nous arrêter et murmurer : “merci mon pote !”

The story of G.I. Joe, Les forçats de la gloire, de William A. .Wellman, DVD accompagné d’un livre de Michael Henry Wilson, auteur franco-américain d’un livre d’entretien passionnant avec Martin Scorsese et d’un livre sublime sur Jacques Tourneur, truffé d’anecdotes sur le tournage du film et le destin d’Ernie Pyle, conseiller technique du film, décédé quinze mois après le tournage pendant la bataille d’Okinawa. Edition Wild Side.

Filmer L’or de leurs corps à Rosny-sous-Bois (18) : Adieu l’hiver

J’ai profité des derniers jours de lumière d’hiver pour filmer ce qui manque cruellement à mon montage virtuel, les plans de transition de la vie du collège pour donner l’illusion du temps qui passe, mais les élèves sont encore étonnés de voir votre serviteur jouer au cinéaste en costume de martien dans la cour (“c’est pour quelle chaîne ?” C’est pour TF1 ?”). Il faudra encore un peu de temps pour que ma présence soit aussi naturelle que celle des arbres dans la cour et que je puisse picorer des scènes intéressantes.

Le grand soleil de l’après-midi a quelque peu dissipé les rangs et nous progressons au coeur des ténèbres, dans la partie la plus casse-gueule du scénario. Eve soigne les malades, générant fantasmes et incrédulité dans le collège. Certaines amies veulent la protéger, d’autres se moquent d’elle.

C’est pourtant le moment de vérité de mes images, celui où l’histoire dépasse complètement le contexte sociologique du cinéma de banlieue pour aborder aux rives du sacré. Il est temps d’aborder l’une des ambitions les plus énigmatiques et un brin pompeuses de ce blog, à savoir la volonté affichée au départ de ce tournage d’embrasser Parménide plutôt que Platon, ce qui sent bon la plaisanterie de khâgneux mal peigné. Le cinéma de banlieue est presque essentiellement platonicien : il veut nous guérir des préjugés enfouis dans nos petites cavernes mentales sur les noirs, les Arabes, les Chinois, etc., qui vivent en périphérie du modèle dominant. Mais le modèle platonicien prend le risque de se tromper de caverne. Le paroxysme fut atteint par Entre les murs qui nous servait les préjugés liés à l’école sur un plateau (enfants noirs et maghrébins chahuteurs, enfants chinois forts en mathématiques, etc.), avant de sauver son héroïne par une explication de texte de Platon qu’elle n’avait pas lu.

Ma caméra cherche à assouvir le rêve de Parménide qui prétendait qu’il n’y avait qu’un seul sujet qui méritait notre attention : “dire et penser de l’étant l’être” (Beaufret) ou “dire et penser l’étant être” (Conche), l’être de l’étant, l’être de ce qui est. Ce souci au coeur de la philosophie maudite de Heidegger, la plus influente du XXe siècle, est notre souci d’image : des images qui tentent de percer l’être des jeunes filles et des jeunes garçons courageux qui m’accompagnent dans cette aventure belle non pas comme une opération de communication (qu’ils sont gentils en banlieue) ou une tragédie grecque (ils sont perdus en banlieue), mais comme un coup de dés (hasard, al zar en arabe, “les dés”).

Oslo, 31 août de Joachim Trier : l’angoisse et le sentiment d’infini

Oslo, 31 août : photo

Alexandre Kojève nous offre trois attitudes existentielles possibles, et seulement trois. 1. Rejeter l’idéal de la sagesse pour lui préférer le silence ou un langage privé de sens (la musique, les mathématiques, la peinture, la poésie, etc.). 2. Accepter cet idéal de sagesse mais nier que l’homme puisse le réaliser, en optant pour la théologie. 3. Opter pour la philosophie en vue de réaliser l’idéal de sagesse sur terre.

Le personnage inspiré de l’histoire du toxicomane du Feu follet de Drieu la Rochelle qui traverse le film de Joachim Trier Oslo 31 août a clairement “choisi” la première solution en optant pour une solution proprement in-sensée, la drogue. Ce trentenaire issue de la bourgeoisie d’Oslo, doué d’hyper acuité, sort de son centre de désintoxication pour une journée, et retrouve ses anciens amis qui ont adopté ce qu’ils décrivent comme des simulacres de bonheur (le couple, la paternité, la recherche intellectuelle, la fête perpétuelle avec des moins de 25 ans, etc.).

Après de nombreux films plus ou moins moralistes sur la drogue, le très francophile Joachim Trier s’intéresse au trajet d’un jeune homme en proie au doute existentiel qui fait le choix d’assouvir son désir d’infini dans la drogue. Cette voie recommandée par le jeune Sigmund Freud en 1885 avant de lui préférer des plaisirs moins nocifs, condamne à la solitude et au mensonge le jeune héros qui referme peu à peu les portes de son monde. Ce voyage mélancolique qui s’ouvre sur des diapositives et des films en Super 8 sur l’Oslo des années 70 et 80 donne un pincement au coeur à tous ceux qui se rappellent ceux qu’ils ont perdu en route pour avoir refusé de jouer le jeu social.


2012 au cinéma : Oslo, 31 août par PureCine