Je suis à la FEMIS en visiteur. J’exprime mon admiration à David Cronenberg pour son sens de la mise en scène oublié par nombre de mes compatriotes. Il balaie sa superbe chevelure poivre et sel en me disant qu’il admire beaucoup l’abstraction du cinéma français contemporain. Nous vivons une métaphore de notre tragédie humaine, où il faut certes cultiver son jardin, mais qu’il est bon de mater dans celui du voisin !
Le très francophile Tim Palmer, chercheur en cinéma aux Etats-Unis, a publié il y a quelques mois une somme sur le cinéma français produit depuis les années 2000 intitulé Brutal intimacy, orné en couverture d’une photo d’Irréversible de Gaspar Noé (voir ci-dessus), sans doute le film français que les cinéastes américains ont le plus vu depuis La Haine.
Après un résumé des débats en cours sur la décadence de notre beau pays et un chapitre sur le jeune cinéma français, l’auteur en vient au vif du sujet, ce qu’il appelle le cinéma du corps, qu’il définit comme “l’interrogation cinématographique de la physicalité en termes d’intimité brutale”, personnifié selon lui principalement par Trouble every day de Claire Denis, Twenty-nine Palmes de Bruno Dumont et Irréversible de Gaspar Noé. C’est sans doute l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage, cette intuition de l’importance de l’intimité brutale dans le cinéma français (plus que du cinéma du corps qui est un pléonasme: la plupart des films représentent des corps), qui traverse depuis vingt ans des films aussi divers que ceux de Catherine Breillat, Claire Denis, François Ozon, Gaspar Noé, Marina de Van, Céline Sciamma, Gaspar Noé, Jacques Audiard, Abdellatif Kechiche…
Tim Palmer a une excellente connaissance des circuits de financement du cinéma français qui selon la tradition de partenariat public-privé propre à la France allie une institution publique puissante, le CNC, à une chaîne privée également puissante, Canal+, et divers autres intervenants publics et privés unis pour créer la troisième cinématographie en nombre, mais la plus diverse du monde, où l’on peut produire du cinéma d’horreur intellectuel ou pour adolescents, des comédies infantilisantes et d’autres sophistiqués, des polars pour la télévision, du cinéma d’auteur abstrait presque sans parole, de jeunes cinéastes sortis de l’école, etc.
C’est bien la partie du livre relative à l’intimité brutale qui focalise notre attention, le point concernant la qualité du cinéma français populaire (Richet, Hazanavicius) s’écartant un peu du sujet, à moins de considérer qu’OSS 117 avec Jean Dujardin n’aborde brutalement l’intimité de l’histoire de France (“Le Général de Gaulle n’a pas dit que toute la France avait résisté ?” “Si, il l’a dit.”). Tim Palmer appuie son propos sur des analyses très pertinentes de films aussi divers que Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, très grand film à la précision de géomètre sur la douleur de l’apprentissage cruel que l’amour non partagé est la chose la plus répandue du monde, ou Irréversible de Gaspar Noé, sur le choc des classes sociales dans la maison France. C’est d’ailleurs l’intelligence de l’auteur de ne pas opposer comme si souvent dans notre pays aristocratique le cinéma populaire au cinéma abstrait.
Il reste que le cinéma français s’est fait une spécialité de la démonstration de force voyeuriste-sadique en stade ultime de l’existentialisme, comme s’il ne restait plus de nos siècles de catholicisme qu’un devoir de jouir comme la Sainte-Thérèse du Bernin, là où nos cousins d’Amérique de culture protestante gardaient de leur siècles de protestantisme un devoir de s’enrichir. Mais Tim Palmer dépasse les arguments qui pourraient lui être opposés d’être fasciné par le libertinage de la patrie de Diderot et de Sade, en soulevant la question de la place de la féminité et de l’art cinématographique dans cette étrange industrie qui participe paradoxalement, en sentant le souffre à défaut d’avoir la puissance économique de Hollywood, au rayonnement de ce pays.
Brutal Intimacy, Analyzing contemporary French Cinema, de Tim Palmer, Wesleyan University Press, 287 p.