Le gamin au vélo des Dardenne : chronique du dés-inter-essement

Le Gamin au véloQuel bonheur de faire ses films entre frères, Jean-Pierre tient la caméra et Luc le microphone, Olivier Gourmet vient faire coucou, Jérémie Rénier s’est graissé les cheveux, il a grandi depuis La promesse, Cécile de France n’a même pas l’air d’une star avec sa permanente, mais quand même c’est Cécile de France, invitée d’honneur permanente de ce blog.
Les joyeux frères de Liège suivent leur piste préférée, la filiation manquée, comme dans leurs meilleurs films (La promesse, Rosetta et surtout Le fils, leur plus grande oeuvre), avec cette histoire de gamin roux qui ne comprend pas pourquoi son père l’abandonne et trouve refuge dans les bras d’une jeune femme (Cécile de France) qui a bien voulu lui servir de refuge lors d’une fugue.
Comme d’habitude, les frangins ont lu le philosophe Emmanuel Levinas et ont fait sienne sa théorie du dés-inter-essement, ou de l’homme qui se défait de sa condition d’homme en étant responsable de la responsabilité d’autrui, comme Cécile de France qui pardonne tous les coups de ce petit sauvageon qui rend tout ce qu’il reçoit, l’absence de tendresse, le vol de son vélo, les humiliations, le mépris, jusqu’au tragique engrenage lorsqu’il fréquente un petit truand manipulateur.
On a entendu beaucoup de remarques ironiques durant l’annonce de la sélection au Festival de Cannes des “abonnés” à la sélection, que l’on retrouvait tous les deux ans : Lars von Trier, Almodovar, les Dardenne donc, etc. Nous nous moquons avec allégresse de la Palme d’Or de Terrence Malick dont le style grandiloquent et le sens du mystère cachent mal un mysticisme infantile, mais les frères Dardenne partis avec le prestigieux Grand Prix du Jury font toujours battre le coeur en un pauvre travelling sur un gamin à vélo qui a décidé de rompre la chaîne de la fatalité.


LE GAMIN AU VÉLO : BANDE-ANNONCE (Festival de… par baryla

Tree of life de Terrence Malick : la piété de la mémoire poétique

Faire un film, c’est se recueillir dans l’écriture, l’image et le son. Voilà la grande leçon de Terrence Malick depuis ses deux chef-d’oeuvres initiaux, La ballade sauvage et Les moissons du ciel, que nous considérons bien au-delà de ses films récents, dont les images magnifiques (la création du monde au début de Tree of life) ne sauvent pas la mystique de supermarché (la marche des disparus au bord de la mer, le vol des mouettes, le pont entre deux rives, etc.).

Le fait de devoir remonter un film pendant un an et demi n’est pas nécessairement une bonne nouvelle (et je m’y connais), alors la longue attente des admirateurs du cinéaste ne pouvait sans doute qu’être déçue par les incertitudes probables du cinéaste face à son matériau. Stanley Kubrick convoquait les mythes de l’humanité (L’Odyssée d’Homère, la conquête de l’Amérique, le siècle des Lumières, etc.) pour son 2001 auquel Tree of life était hâtivement comparé. Tree of life est un film très imprégné d’une culture chrétienne de base, de la grâce, du pardon et de l’amour des autres, et c’est sans doute dans ce raccourcissement intellectuel que nous subissons la plus grande perte artistique, sachant que ce grand cinéaste traducteur du philosophe Heidegger avait ouvert sa carrière sur la peur d’être au monde et l’appel moral du souci de l’autre et du monde.

Tree of life accomplit le même parcours que le cinéaste en partant d’une famille américaine modèle (les très glamours Brad Pitt et Jessica Chastain) aux trois garçons rieurs, puis rongée par le doute et décomposée par la violence et la perte, avant de se recomposer idéalement dans des images béates de résurrection et d’éternité autour de la figure de Sean Penn (dans le film, le fils de Brad Pitt). Il aurait fallu monter le film à l’envers en coupant une demi-heure pour terminer comme dans le film avec la musique Ma vlast (mon pays) de Smetana sur les images fantasmagoriques du début qui remonte de l’homme au Big Bang en passant par le premier dinosaure sorti de l’eau. C’est ce film qu’il aurait fallu appeler Le nouveau monde.


THE TREE OF LIFE : BANDE-ANNONCE VOST par baryla

Minuit à Paris de Woody Allen : le temps n’existe pas

Comment se consoler de ne pas avoir pu parler à Paris dans les années 20 à Hemingway, Picasso et Man Ray ? En écrivant des romans comme Owen Wilson dans le dernier film de Woody Allen, en filmant de belles femmes insaisissables comme le cinéaste invité à Paris, la ville avec laquelle il a le plus dialogué à part New York bien sûr.

Alors le cinéaste auquel ce blog consacra son premier article (“Woody Allen et la notion de culture”, il n’est pas interdit de rire, mais comme il n’est plus sur le web, vous avez bien de quoi rire avec les 400 autres articles du site) promène dans un Paris de carte postale éclairé par les couleurs chaudes du chef-opérateur franco-iranien Darius Khondji (de Delicatessen, Seven, etc.) son américain francophile qui porte des vestes à la Camus et s’ennuie au bras de sa fiancée, laquelle goûte chaque parole d’un bellître de leurs amis expert en tout (Rodin, Manet, le vin, etc.). Passé minuit, un carrosse transporte le héros dans l’époque de son rêve, les années 20, durant lesquelles Paris fut le centre du monde artistique comme le rappelle la galerie de personnages qui sort du film : Scott et Zelda Fitzgerald, Ernest Hemingway (l’acteur de télévision Corey Stoll), Cole Porter, Josephine Baker (Sonia Rolland), Man Ray, Pablo Picasso (le grand comédien de théâtre Marcial di Fonzo Bo), Gertrude Stein (Kathy Bates de Misery), Luis Bunuel, Salvador Dali (Adrien Brody), etc. L’écrivain tombe amoureux de la muse de Modigliani et Picasso, Adrianna (Marion Cotillard) qui l’emmène dans le sillage de Paris vécu comme une fête.

Après plusieurs explorations cinématographiques plus ou moins réussies auprès d’arrivistes très jeunes, Woody Allen trouve en Owen Wilson un héros qui a l’âge de sa grande époque (Manhattan, Annie Hall), celle où les Messieurs ne comprennent pas pourquoi la réussite qu’ils ont tant attendue de leur carrière ne les comble pas. Dans Minuit à Paris, Woody Allen croise les époques sur un air de clarinette de Sidney Bechet (Si tu vois ma mère), disperse ses personnages dans les méandres du temps (notamment Gad Elmaleh dans une scène mémorable avec Louis XIV) et prouve comme tous les boulimiques de travail que la seule vraie consolation à l’idée du néant vient de la morale de l’action et de la puissance de l’imaginaire.


Bande-Annonce Minuit à Paris VOST par sortiescinema

Exposition Kubrick à la Cinémathèque : l’homme, cet animal métaphysique

Il y a eu des cinéastes de la violence (Howard Hawks), de la sexualité implicite (Hitchcock) ou explicite (Bergman) et de la métaphysique (Dreyer) avant Stanley Kubrick (1928-1999), mais celui-ci fut le premier à représenter l’homme selon cette double composante animale, soumise à des pulsions de meurtre (L’ultime razzia, Shining, la première partie de 2001) et sexuelles (Lolita, Orange mécanique, Eyes wide shut), ainsi que métaphysique (les dernières images de Spartacus, 2001, Shining).

Il faut bien se rappeler en entrant dans l’exposition consacrée à Stanley Kubrick par la Cinémathèque Française ce que ce cinéaste béatifié de son vivant n’était pas : contrairement à ce qu’on entend ici et là, il n’a pas révolutionné tous les genres même s’il a fréquenté les grands genres cinématographiques au cours de sa longue carrière. Le cinéma d’horreur contemporain est moins influencé par Shining que par Massacre à la tronçonneuse, le polar doit plus au Grand sommeil de Howard Hawks et à La soif du mal d’Orson Welles qu’à L’ultime razzia, le cinéma de guerre ne s’est pas remis d’Apocalypse now de Coppola davantage que de Full Metal Jacket, le drame doit plus aux films d’Ingmar Bergman et d’Antonioni qu’à Lolita et Eyes wide shut.

En revanche, Stanley Kubrick règne en maître sur le cinéma de science-fiction avec 2001, l’Odyssée de l’espace, dont le critique Serge Daney disait “Le dernier film qui a eu un effet d’émerveillement enfantin est 2001 de Kubrick. C’est la dernière rencontre de l’art et du public.” C’est sans doute sur ce film que l’exposition offre les témoignages les plus intéressants en présentant maquettes, plan de tournage, accessoires, croquis, effets spéciaux, etc. La pièce la plus impressionnante est le système de rétroprojection qui permit de filmer en studio les acteurs déguisés en singe dans la séquence d’ouverture du film, tout en donnant l’impression qu’ils se situaient au milieu de décors africains (des photographies du Kenya en très grande résolution étaient projetées derrière eux sans que l’éclairage de ce décor virtuel n’altère celui du plateau).

L’exposition révèle mieux que tout reportage sur le cinéma que Stanley Kubrick est l’un des seuls cinéastes à avoir élevé la technique cinématographique de son époque au niveau de son ambition artistique (traduire l’animalité métaphysique de l’homme). La dernière partie du parcours est un beau moment de modestie en présentant les grands projets inaboutis du cinéaste : une biographie de Napoléon (dont les travaux préparatoires seront utilisés pour Barry Lyndon), Intelligence Artificielle (qui fut réalisé par Steven Spielberg) et Aryan papers (une adaptation du beau roman grave de Louis Begley, Une éducation polonaise, Prix Médicis, dont le thème de la survie d’une juive à tout prix durant la seconde guerre mondiale se retrouvera plus tard dans Black Book de Verhoeven, autre cinéaste de la violence et du sexe, mais sans métaphysique. Stanley Kubrick renonça au projet à la sortie de La liste de Schindler).

La leçon kubrickienne est d’autant plus importante en France où le cinéma est souvent pris de paresse pour contenter ses financeurs de la télévision, où l’on se contente souvent d’un bon téléfilm qui n’est jamais que de la mauvaise télévision, où l’on meurt de réalisme pour ne pas savoir élever son propos. Kubrick s’inspire des tableaux d’Otto Dix pour Les sentiers de la gloire, de Rauschenberg pour Le Docteur Folamour, de Gainsborough pour Barry Lyndon. L’exposition rappelle qu’il est indispensable d’être un cinéaste cultivé car l’anti-intellectualisme béat ne donne que de mauvais films, et qu’il n’y a pas de plus beau recueillement pour un cinéaste que de chercher au-delà des corps, des pulsions et des échecs ce sentiment de grâce qui nous saisit et nous unit parfois dans le retrait de Dieu.

Stanley Kubrick – L’exposition par lacinematheque

La ballade de l’impossible de Tran Anh Hung : ton amour, ma souffrance

Le très beau film japonais de Tran Anh Hung pose toute une série de questions fondamentales sur le couple comme on aimerait en voir plus souvent avec son jeune étudiant des années 70, Watanabe, qui tente de secourir la pauvre Naoko dont le compagnon et ami d’enfance s’est suicidé. Le jeune homme découvre qu’on ne peut pas faire grand chose avec une dépressive qui s’enfonce peu à peu dans ses angoisses, mais le jeune homme décide de prendre ses responsabilités par amour pour la jeune femme en passant du temps auprès d’elle. Il se rapproche peu à peu de la belle Midori (photo), qui s’agace de ce qu’il ne veuille pas lui faire l’amour.

L’adaptation cinématographique du roman d’Haruki Murakami s’empare du décor très cinégénique du cirque bavard et utopiste des révoltes de la fin des années 60 pour décrire des personnages à rebours de l’histoire, hésitant entre la formidable indépendance permise par l’époque et la peur de prendre ses responsabilités en s’engageant dans une histoire : comment choisit-on la personne avec laquelle on vit ? Comment s’ouvre et se clot le ballet de la séduction ? Pourquoi laisse-t-on des portes ouvertes à une histoire ? La ballade de l’impossible prend le temps de décrire la manière dont les sentiments se mêlent à la souffrance dans le couple pour passer les épreuves de la vie.

Le cinéaste français d’origine vietnamienne a gardé de son premier film L’odeur de la papaye verte le goût pour les couleurs vives, tel ce pré dans lequel la jeune femme raconte au bord de la folie, en long travelling, pourquoi elle n’a jamais réussi à faire l’amour à son premier amant qu’elle consolait en aimant avec sa bouche et ses mains. Tran Anh Hung réserve à Watanabe la plus belle collection de chemises psychédéliques qu’on ait vu au cinéma depuis les films des années 60, et une magnifique collection de robes aux belles jeunes femmes qui tentent de trouver leur place dans ce monde dominé par les hommes en moquant leur inconstance, leurs masturbations et leur faiblesses pour une jolie bouche entrouverte. A voir la belle Midori raconter en un rire séducteur quel fut son désarroi d’avoir ses règles alors qu’elle s’apprêtait à avoir des relations avec son ami, et la mine déconfite de Watanabe, on se demande plus que jamais qui est le sexe faible.


LA BALLADE DE L'IMPOSSIBLE : BANDE-ANNONCE VOST… par baryla

La solitude des nombres premiers de Saverio Costanza : ta souffrance, mon amour

Beaucoup de bruit sans doute, mais porté par certains des plus grands acteurs du cinéma italien contemporain, avec en tête Alba Rohrwacher qui squatte les meilleurs rôles de ces dernières années, et Arianna Nastro (photo) qui interprète le même personnage à l’adolescence. Saverio Costanzo adapte une histoire pleine de bruit et de fureur, La solitude des nombres premiers, ou deux paumés bourrés de cicatrice qui passent plus de trente ans à passer à côté l’un de l’autre.

Les deux pauvres petits en prennent plein la gueule, lui autiste léger frère jumeau d’une autiste lourde qu’il abandonne au parc, avant de passer sa vie à subir le poids de la culpabilité de son acte, elle poussée à la perfection par un père autoritaire et accidentée durant les sports d’hiver. Leur destin se complique à l’adolescence lorsqu’ils deviennent les souffres-douleur des autres, notamment la jeune fille obligée de manger un morceau de sucre traîné par terre : “mangia-la” lui intime sa collègue de classe, rappelant le passage le plus éprouvant du passage italien et peut-être du cinéma tout court : “mangia la merda dell commandante”, “mange la merde du commandant”, Salo de Pasolini.

Saverio Costanzo explore le masochisme d’une époque d’abondance et le devenir autiste de l’humanité. Il force sur la bande-son comme ses compères du cinéma cosmogonique américain (Paul Thomas Anderson, Darren Aronofsky, Terence Malick comme le laisse prévoir la bande-annonce de son tree of life dont il faut bien dire qu’elle ressemble à une publicité pour les assurances), mais il a le sens du cadre, des regards fuyants et de la chute.


La Solitude des nombres premiers – bande-annonce par lepacte-distribution

L’aigle de la neuvième légion : Tahar Rahim, barbare d’honneur

L’aigle de la neuvième légion de Kevin MacDonald illustre par l’absurde l’incapacité du cinéma hollywoodien à filmer les Arabes, ou plus globalement ceux que les Etats-Unis tiennent comme ses ennemis, comme des êtres humains, avec cette histoire de centurion romain à la recherche de l’emblème de la neuvième légion disparue au nord de la Grande-Bretagne en l’an 120 de notre ère.

Le centurion s’aventure en terre barbare dont l’éthymologie est centrale dans ce film (pour les Grecs étaient Barbares ceux qui disaient “berberber”, c’est-à-dire tous ceux qui n’étaient pas Grecs, le terme ayant donné en français Berbère et Barbare) avec un local dont on se doute qu’il ne restera pas longtemps son esclave.

Le cinéaste nous offre une magnifique bataille rangée lors de laquelle les Romains se mettent en position de tortue, puis un somptueux parcours des paysages du nord de l’Ecosse, avant que le désastre commence. Les deux bellitres font connaissance avec la tribu des Seals responsable de la mort du père du héros, dont le chef est interprété par l’excellent comédien Tahar Rahim (Un prophète). Les quelques bonnes volontés affichées par le film (critique de la civilisation et de l’Empire Romain, comprenez américain) sont détournées pour un éloge de l’emblème national et de la norme. Le cinéaste n’a même pas peur de rendre l’ennemi du film humain une fois mort, lavé par l’eau de la rivière dans laquelle il est étranglé. Refrain de la plus triste ballade de l’histoire des Etats-Unis : “un bon Indien est un Indien mort”.

On en vient à un moment à s’étonner que le cinéaste n’ait pas ajouté une bluette sentimentale à ce gouffre, avant que ne pointe une évidence : il n’y a pas de femmes dans le film, si ce n’est deux idiotes qui pouffent. Là où les cinéastes des années 50 et 60 se servaient du péplum pour évoquer l’homosexualité des hommes en jupe à une époque où la représentation de cette sexualité était interdite (en particulier dans Ben Hur de William Wyler et Spartacus de Stanley Kubrick), Kevin MacDonald n’a même pas le courage d’aller au bout de sa pensée concernant ses deux héros. Eloge de l’emblème national, du massacre des plus faibles par les plus forts et du puritanisme : L’aigle de la neuvième légion peut déjà prétendre au titre de plus mauvais film de l’année.


L'AIGLE DE LA NEUVIÈME LÉGION : BANDE -ANNONCE… par baryla