Les polars qui modifient le regard sur le monde de la pègre sont suffisamment rares pour ne pas manquer cette noirceur australienne d’Animal kingdom, où des beaufs blancs en leur royaume se serrent les coudes autour de l’effrayante figure maternelle qui vampirise ses enfants qu’elle élève comme des chiens de combat.
Le pauvre Josh est récupéré par sa grand-mère, la mante religieuse du film, après la mort de sa mère sous overdose, qui croyait échapper au milieu. Mais sous couvert d’un thème archiconnu depuis Le parrain, tu marcheras sur les pas de tes parents, David Michôd révèle un nouvel aspect de la vie des truands du monde moderne, la peur permanente et la paranoïa qui en découle, la peur de l’erreur qui entraînera la chute, de la perquisition, de la trahison d’un proche, du policier zélé qui déciderait d’accélérer l’affaire de manière brutale…
Cette géographie de la trouille est de toutes les scènes, des regards apeurés des bêtes traquées filmées en Cinémascope à la musique omniprésente et aux ralentis qui éternisent les plans angoissants. Elle pousse les frères de l’a famille à la précipitation (s’emparer d’une arme et tirer sur les policiers), à la violence paranoïaque (s’en prendre à la petite amie du plus jeune frère par peur qu’elle parle à la police) et tout ce petit monde, comme dans une tragédie grecque, à la catastrophe. Nous tairons la fin de ce voyage au bout de la nuit et de la colère pour mieux savourer, les soirs de boisson, avec les frères de film, le plaisir d’avoir été plusieurs à avoir planté sa tente à cet endroit.
Il n’est pas de cinéma d’action plus poétique que celui qui nous vient de Chine. Le wu xia pan, ou film de sabre, né à Hong-Kong, a concrétisé l’union de l’âme et du corps à l’époque où le cinéma français de cape et d’épée tenait de la bonne farce où le héros plongeait aussi souvent le nez dans le décolleté des dames qu’il tirait l’épée, et le western de la légitimation de la conquête de l’ouest par la violence.
Tsui Hark, maître du cinéma de genre avec Il était une fois en Chine et Time and tide, l’un des plus beaux films réalisés sur Hong-Kong, offre avec Detective Dee une épopée comme il en vient seulement de Chine avec des femmes belles et courageuses (Carina Lau, star de Nos années sauvages et Les fleurs de Shanghaï dans le rôle de la seule impératrice chinoise qui régna au VIIe siècle de notre ère, la chanteuse Binbbing Li dans le rôle de sa conseillère et maître d’arme), des héros qui manient aussi bien le sabre que l’esprit (Andy Lau, qui jouait dans Infernal affairs le rôle tenu par Matt Damon dans le remake américain Les infiltrés), de grandes chorégraphies qui ressemblent à des ballets de danse contemporains et de purs moments de méditation.
Detective Dee raconte l’histoire de cette impératrice contestée lors de son arrivée au pouvoir par un opposant qui cherche à faire échouer le projet de construire une gigantesque statue de Bouddha avant son intronisation. L’impératrice fait alors appel à Detective Dee qui semble seul à même de déjouer le complot. L’histoire est suffisamment complexe pour contenter la critique de gauche qui y verra une critique de l’autoritarisme du gouvernement chinois (le détective s’oppose à la realpolitik de l’impératrice), le fan d’arts martiaux, le romantique et même ma mère qui aime la Chine.
Une escapade dans le marché fantôme prend des dimensions mythologiques de descente aux enfers, une étreinte amoureuse entre Andy Lau et Bingbing Li se transforme en combat homérique, la construction d’une statue concrétisant l’instauration du bouddhisme en Chine prend des dimensions fantastiques. Detective Dee ou l’imaginaire au pouvoir.
Que reste-t-il dans le monde postérieur à la mort de Dieu et des idéologies ? La beauté du cou et des formes d’une femme, l’obsession consistant à transférer ses rêves et ses cauchemars sur un écran, nous dit Monte Hellman, cinéaste américain indépendant auteur du seul film existentialiste produit par un studio américain, Macadam à deux voies (1971), road-movie qui dut notamment sa gloire à une dernière image dans laquelle la pellicule s’enflammait (ce qui amena certains projectionnistes à renvoyer la pellicule au laboratoire).
Monte Hellman nous offre Road to nowhere après vingt ans de production et de participation à des jurys de cinéma en raison de sa réputation de cinéaste culte due à quelques films souvent maladroits, mais qui ont le mérite d’offrir des biscuits à la critique par leurs références et leurs audaces (L’ouragan de la vengeance, Cockfighter qui sans cacher ses défauts se terminait sur la phrase étonnante “she loves me ‘o more”, “elle m’aime plus”). L’histoire de tournage et de film dans le film de Road to nowhere sent un peu le réchauffé (Les ensorcelés, Le mépris, La nuit américaine, The player, Mulholland Drive, etc.), mais Monte Hellman a l’intelligence de donner du souffle à ce faux film noir dans lequel un cinéaste poursuit son obsession pour son histoire bis (une actrice de seconde zone s’est suicidée avec un politicien verreux, à moins qu’ils aient tout manipulé) et une femme fatale (Shannyn Sossamon) jusqu’à commettre l’irréparable.
Surtout, l’intelligence du cinéaste est de s’adapter aux moyens de production moderne, en tournant avec l’appareil photo Canon EOS 5D, dont l’un des plus grands chef-opérateurs français, Jean-Baptiste Gerthoffert, affirme qu’il constitue une excellente introduction au format numérique HD. Cette modestie du cinéaste est finalement sa marque la plus étonnante au pays de la démesure, tranchant radicalement avec les rêves projetés par les cinéastes européens aux Etats-Unis, de Paris, Texas (réalisé par un Allemand)à Inception (dû à un Anglais). Monte Hellman, admirateur revendiqué d’Albert Camus tendance absurde/mythe de Sisyphe, amateur de Desplechin et Nuri Bilge Ceylan, prouve avec la délicatesse de Road to nowhere qu’il est le plus européen des cinéastes américains.
Moi aussi je peux sauver un enfant en montagne et prendre un pseudonyme ridicule, alors vous comprendrez aisément pourquoi vous ne lirez jamais de critique négative d’Albert Dupontel dans ce blog, un peu comme dans les journaux dont les auteurs écrivent des articles dithyrambiques sur les livres écrits par leurs collègues. En plus, les familles bretonnes, réelles ou supposées, ont toutes un grand oncle druide capable des pires anathèmes si l’on s’attaque à un membre du clan, alors un trouillard comme votre serviteur n’osera jamais s’attaquer aux rites du pays saveno-vannetais (pour ceux qui débarquent dans le blog, les villes d’origine d’Albert Dupontel et moi-même).
Albert Dupontel donc joue un surhomme évadé de prison à la poursuite d’un prédateur sexuel qui en veut à sa fille pour Eric Valette, dont nous admirons beaucoup son avant-dernier polar gauchiste à l’italienne avec Rachida Brakni, Une affaire d’Etat. Le tout est tourné avec une admiration évidente pour Sergio Leone, une autodérision rassurante dans un cinéma français qui se prend beaucoup au sérieux, des dialogues un peu bis (“écrivez-moi un rapport sur l’intuition féminine”), mais un casting impressionnant derrière la star masculine, avec notamment l’excellente comédienne Alice Taglioni, qui campe une flic de la Brigade des fugitifs, féminine et intrépide.
Alors que les polars français ont pour la plupart un arrière-goût de téléfilm insipide (nous ne donnerons pas de noms, mais le qualificatif s’applique à la plupart de ceux qui se cachent derrière le nouveau polar, à l’exception de Nicolas Boukhrief), Eric Valette s’amuse avec les références cinéphiles d’Il était une fois dans l’ouest (le visage de Dupontel apparaissant à la fenêtre d’un train en marche) au Silence des Agneaux (son évasion grand-guignol). Quand tu as une caméra, mon frère, et que tu as la chance d’avoir ce grand comédien burlesque d’Albert Dupontel et Alice Taglioni en femme fatale dans le cadre, tu tiens ta caméra comme Eric Valette, et tu laisses agir la magie, le mystère et la magie.
Quoi ma Gallo ? Qu’est-ce qu’elle a ma Gallo ? Quelque chose qui ne va pas ? Elle ne te revient pas ? Alors justement le Vincent Gallo, ou plutôt sa gueule parce qu’il ne dit pas un mot du film, se retrouve paumé comme un taliban afghan en Pologne après avoir explosé trois GI au lance-roquette.
Il est torturé par l’armée américaine, puis s’échappe lors de l’accident du camion qui le transporte sur des routes enneigées. L’homme s’enfonce dans la forêt où il applique ses techniques de survie dans des scènes dignes de Jeremiah Johnson : se nourrir d’écorce et de fourmis, s’emmitoufler dans la paille, détourner ses chasseurs en mettant sa chaussette au cou d’un chien sauvage, etc.
Le cinéaste Jerzy Skolimowski s’est inspiré des histoires relatives à la présence de prisonniers islamistes des américains sur le sol polonais après l’invasion de l’Irak pour développer son histoire. Il excelle dans les scènes qui retournent l’un des plus grands mythes du cinéma américain au XXe siècle, celui de John Rambo, l’ancien GI rejeté par les siens lors de son retour au village. Ici, le héros tue des GI et leurs mercenaires pour sa survie au revolver, au couteau et à la tronçonneuse. La caméra alterne les gros plans sur un visage traqué et les plans d’ensemble sur les immenses forêts de pin figés par la lumière d’hiver.
Skolimowski a cru bon d’insérer des plans didactiques sur l’embrigadement de l’homme par des fous de Dieu, mais cette objectivation un peu kitsch de son film nous éloigne de l’essentiel du titre : les machines à tuer, quelle que soit leur nationalité, n’ont pas besoin d’une bonne excuse. Elles sont gouvernées par un instinct animal de survie, qui malgré tous leurs rêves de pureté, s’achève dans un bain de sang.
PS : Plusieurs associations cinéphiliques niçoises et Amnesty International organisent jeudi7 avril 2011 au cinéma Rialto à Nice à 20 heures, une soirée de soutien aux cinéastes iraniens Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof avec la présentation du dernier film du cinéaste iranien Rafi Pitts, The Hunter, mobilisé pour la libération des deux réalisateurs.
Ceux qui ont eu la chance de découvrir les spectacles enchanteurs de la chorégraphe allemande Pina Bausch (1940-2009) avant sa mort connaissent leur chance. Ce fut mon cas grâce à l’invitation de Françoise Attali lors de mon arrivée à Paris il y a quelques années, désargenté et effrayé par une ville où les hommes sont près à égorger leur voisin et sa famille pour une place assise dans le métro.
Wim Wenders, qui fut le plus grand cinéaste du monde, a filmé la troupe du plus grand mythe de la danse, dont l’influence considérable se ressent bien au-delà de son art puisque Fellini et Almodovar l’ont filmée. Le théâtre, la danse, les arts de la rue, le cinéma et sans doute la peinture ne se sont pas remis de son Tanztheater, le nom de sa troupe, théâtre danse.
Il est bien difficile de faire comprendre les vibrations du spectateur face à une chorégraphie de Pina Bausch : il retourne dans la chambre chaude de l’enfance, se met en colère contre la bureaucratie ou la violence exercée par les positions de pouvoir, s’émoustille devant la sensualité des corps ou fond en larmes devant tant de beauté. Wim Wenders picore dans les grands spectacles de la compagnie, de Café Müller, qui la fit connaître en 1978,à Vollmond (“pleine lune”), l’un de ses derniers et plus beaux spectacles. Café Müller pour Heiner Müller, le dramaturge est-allemand, comme elle héritier de Bertolt Brecht qui s’est demandé ce que l’homme allait pouvoir faire de son corps au siècle où les machines ont acquis la possibilité d’éradiquer l’espèce humaine et de le remplacer.
Pina Bausch a tout demandé au corps comme le rappelle le film, sans ménager le sien : “tu dois être encore bien plus folle” dit-elle à une danseuse, “tu dois me faire peur”, dit-elle à un autre danseur. François Tosquelles disait que “les fous que l’on met des malades mentaux sont des types qui ont raté leur folie.” Notre société, obsédée par la norme et ses transgressions, a donné peu de places aux fous. L’art en est une. Wim Wenders filme trop poliment la geste de cette grande dame, mais l’on pourra s’initier par moments à ce beau rêve mélancolique et exténuant en forme de la danse ou la vie.
Le site américain de cours en ligne Online Classes nous honore de la sélection de Cinéma dans la lune parmi les 50 meilleurs sites culturels francophones. Cette petite victoire récompense une rêverie entamée depuis l’été 2007, à moins que la rêverie ait commencé beaucoup plus tôt en pyjamas devant les westerns projetés dans l’émission la Dernière séance.
Cinéma dans la Lune célèbre les nouvelles utopies cinématographiques, politiques (Abdellatif Kechiche), sentimentales (Pedro Almodovar), poétiques (Agnès Varda, Katell Quillévéré), technologiques (James Cameron), tout en retraçant le chemin de l’histoire du cinéma en construction (Nicholas Ray, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Alfred Hitchcock, etc.).
Nous remercions chaleureusement l’équipe d’Online Classes pour ce privilège et nous réjouissons de constater que les Etats-Unis sont le premier pays visiteur du site devant la France en termes de nombre de pages vues (2887 en mars) directement sur le site, mais aussi que le site comprend de nombreux lecteurs dans les pays francophones, en particulier la Belgique, la Suisse, le Canada, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Il est agréable de voir que des lecteurs soient envoyés par des liens sur Cinéma dans la lune en provenance de sites de la communauté juive (pour Le chant des mariées), musulmane (pour Hors-la-loi), ou uniquement en googlant Alain Cavalier, Danielle Darrieux, Le soldat bleu, etc.
Cinéma dans la Lune comptait plus de 1300 pages vues par jour en février et mars 2011. Je vous envoie, chers lecteurs, un baiser chaleureux du fond du coeur.
Il y a deux méthodes possibles avec les morts : les enterrer pour faire table rase du passé, ou les soulever pour les ressusciter et les forcer à vivre avec nous. Olivier Babinet et Fred Kihn ont passé six ans d’après les dires du premier à écrire et réunir les fonds pour ce road-movie mélancolique et européen en hommage aux films noirs, aux films de vampires d’Universal et au cinéma tout court, Robert Mitchum est mort, poème kaurismakien jusque dans sa superbe photographie due au chef-opérateur du maître finlandais.
L’histoire peut sembler mince pour une obsession aussi longue : l’agent (Olivier Gourmet) d’un acteur de seconde zone (Pablo Nicomedes) fait traverser l’Europe à son protégé jusqu’en Norvège pour lui faire rencontrer un cinéaste américain en fin de carrière. Ils croisent comme dans un film de Lynch un musicien de psycho-billy sans-papier (Bakary Sangaré, acteur de Peter Brook et du Français), une jeune étudiante polonaise charmante au regard mélancolique (l’étonnante Ewelina Walendziak), une femme polonaise amoureuse en quête d’aventure (Danuta Stenka vue notamment dans Katyn de Wajda)…
“Je voulais envisager l’Europe comme les Etats-Unis, on passe entre les Etats, il n’y a plus trop de frontière, le paysage est uniformisé par les ronds-points et les bâtiments standardisés” raconte Olivier Babinet venu servir le ponch au Ciné 104 qui honore jusqu’en juin les anciens lauréats du Festival Côté Court passés au long-métrage pour fêter la vingtième édition de la sauterie annuelle (avec cette année notamment, une rétrospective des films du plasticien Xavier Veilhan, cours, cours, Mota).
Dans un monde où “tout est culturel” dirait Yves Ansel, les cinéastes mélangent les rockabillys et les films de série Z, Kaurismaki, Lynch et Jarmusch. Ce qui ne veut pas dire que tout cela se vaut, comme tentent de nous le faire croire les papes satisfaits du relativisme culturel. Le fait que Marcel Proust s’intéressait aux publicités pour le savon et Robert Bresson aux James Bond ne signifie pas qu’ils plaçaient leurs hobbies au même niveau que ce que leurs inspirent les plus grandes oeuvres d’art. Olivier Babinet est l’enfant d’une génération qui a le sentiment d’être née trop tard, s’invente des anti-héros qui oscillent entre le narcissisme (Olivier Gourmet), l’usure (ici Pablo Nicomèdes qui semble venir d’outretombe comme Johnny Depp dans Dead Man, “à quoi bon s’emmerder” disait le personnage du photographe dans Uzak de Nuri Bilge Ceylan face à une belle photographie qu’il n’avait pas le courage de faire) et le bricolage à la manière de Gondry (Bakary Sangaré qui bricole sur un synthétiseur/N’Goni). Comment trouver une place dans cette vieille Europe à la mythologie envahissante ? Olivier Babinet et Fred Kihn nous invitent à découvrir la beauté triste d’un hôtel minable situé à côté d’une centrale nucléaire, le plaisir de filmer des remakes de film noir avec de belles femmes aimantes et à rechercher les derniers terres vierges d’un monde balisé. Robert Mitchum est mort, les vendeurs de consoles peuvent bien ricaner, le cinéma n’a pas encore trouvé un remplaçant d’une telle puissance mythologique.
Robert Mitchum est mort d’Olivier Babinet et Fred Kihn, avec Olivier Gourmet, Pablo Nicomedes, Bakary Sangaré, Danuta Stenka, Ewelina Walendziak. Sortie le 13 avril 2011.