
Nous n’avons pas tous les jours la chance de découvrir un réalisateur adulte comme Pierre Creton pour ne pas s’y attarder, à l’heure où des blockbusters américains au cinéma d’auteur subventionné, l’agitation porte surtout sur l’incapacité à grandir de nos chers cinéastes, à passer les caps si douloureux au XXIe siècle de la vingtaine et de la trentaine, surtout lorsque le terrain a été balisé par les parents qui en plus laissent en héritage une ou deux maisons ou appartements (la maison secondaire de papa et de maman est devenue un sous-thème dramatique d’une bonne partie du cinéma français contemporain, de Happy few à La vie au ranch, mais aussi de films américains indés so french comme Away we go : bien sûr le bien immobilier hérité permet de critiquer le travail si avilissant de ceux qui sont obligés de payer leur toit tous les mois).
Pierre Creton affirme avoir filmé L’heure du berger, sorte de “Que ma joie demeure” sur la manière de vivre avec le souvenir de son ami Jean Lambert dans la maison de celui-ci en Normandie, en regard du journal tenu par l’écrivain italien Cesare Pavese de 1935 à 1950, intitulé Le métier de vivre (Edition poche Folio Gallimard), un livre d’une beauté à trembler malgré sa misogynie assez triste chez un homme mort d’amour pour une blonde hollywoodienne.
Le cinéaste qui emporte toute notre admiration en construisant son imaginaire et sa vie en exerçant le métier d’ouvrier agricole, souligne avec malice “qu’aujourd’hui on peut faire des films pour trente euros“, à savoir le prix des cassettes pour une caméra numérique. Sans doute a-t-il trouvé chez le poète italien l’une des plus belles revendications de la fusion entre la philosophie et la vie accomplie dans le respect de son environnement : “Ce que les Grecs disaient de la philosophie, qui est contemplation désintéressée et, donc, l’activité la plus sublime, nous le disons de n’importe quelle tecné qui est vie désintéressée, c’est-à-dire création de chaînes causales.”
Mais puisqu’il est surtout question de souvenir et de mémoire dans le cinéma de Pierre Creton, nous sommes obligés de mentionner l’une des plus belles lectures de l’oeuvre de Marcel Proust qui se trouve sous la plume de Pavese : “Proust est obsédé par l’idée que tout espoir, en se réalisant, est remplacé exactement par le nouvel état et effface en conséquence l’état précédent… De là le sentiment que tout est relatif et vain à moins de retrouver le temps perdu. De là le goût pour la rêverie et le fait de souligner sadiquement combien, dans les rencontres avec la réalité, celle-ci s’évanouit et qu’il faut en conséquence chercher une loi qui serve à éterniser chaque rêve.”
Ce genre de phrase servirait à justifier une vie de cinéaste, le lent cheminement à la recherche d’un rythme, d’un sens du cadre et de la relation entre l’image et le son, que Pierre Creton pousse dans ses retranchements : collage de la voix de Jean Lambert sur les lieux qu’il habitait ou qui l’environnaient, cacophonie vocale du cinéaste et de son ami en train de lire Pavese et Cioran, chant mélancolique à la mémoire du défunt (Si tu ne mourus pas de Verlaine à la manière de Ferré), etc.
Pratiquer un art de l’ironie (c’est-à-dire découvrant un vaste champ de jeu intellectuel) comme l’art antique était religieux, mythologiser le rapport érotique, etc., nous voyons comment les invitations de Pavese résonnent dans le cinéma de Pierre Creton et tracent une autre voie pour le cinéma contemporain que la triple prison du réalisme, de la coolitude et de de la psychologie.