Cinéma dans la Lune dans L’Humanité à propos d’Avatar

Avatar

Le journal L’humanité, fondé par Jean Jaurès, nous fait l’honneur d’une interview de votre serviteur cinéaste et blogueur dans son édition magazine du 28 janvier au 3 février 2010 à propos du succès d’Avatar, où Michaël Mélinard décrypte les raisons du succès du film qui a détrôné Titanic (en dollars réels) au poste de plus gros succès commercial du cinéma.

Le journaliste cite nos propos suivants, inspirés de divers articles sur James Cameron , Titanic et Avatar : “James Cameron est vraiment un auteur, au même titre que Spielberg. On peut discuter de ses points de vue, de certains dialogues, mais c’est un auteur à part entière. Il n’y a jamais eu de ruptures entre le cinéma populaire et le cinéma d’art et d’essai. Il y a des grands cinéastes, dont fait partie James Cameron, avec un univers très particulier. C’est un cinéaste de la machine.

Les grands films populaires sont soit des comédies, comme celles de Charlie Chaplin, soit des prouesses technologiques, comme Ben Hur, 2001 L’Odyssée de l’Espace, Titanic, etc. A chaque fois, le spectateur retourne dans la chambre de l’enfance. James Cameron, c’est un enfant qui a des colères d’adulte. Le sous-texte d’Avatar est quand même violent sur la politique américaine en Irak.

C’est vraiment la suite de ce qu’on va chercher au cinéma. Cela me rappelle la fameuse phrase de Bazin qu’on entend au début du Mépris de Godard : “Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs.” Avec la 3D, on s’identifie encore plus aux personnages. En ce sens, on pourra sans doute considérer Avatar comme une date aussi importante que le premier film en couleurs ou le premier film parlant, puisqu’il révolutionne la technologie. C’est bénéfique pour tout le cinéma. J’imagine que dans 15 ans, on verra des Pascale Ferran ou des Arnaud Desplechin filmer en 3D.”

La suite de l’article est en kiosque. Je remercie les arcanes d’internet pour cette rencontre, et je bois mon verre, cher Michaël Mélinard, à votre santé !

Mother de Bong Joon-Ho : l’ère du complot

Mother

On entrevoit en quelques films quel grand thème se dessine pour les années à venir, cette théorie du complot qui a pris la place du soupçon comme mode de pensée. En quelques semaines, le film hong-kongais Accident de Soi Chean, le film américain Shutter Island de Scorsese, avec Leonardo di Caprio (sortie en février), et aujourd’hui le film sud-coréen Mother de Bong Joon-Ho, plongent au coeur de cette manie consistant à remettre en cause la nature de l’accident de telle star, l’identité de l’agresseur dans un conflit, ou le nombre de ses victimes, pour développer sa petite théorie secrète et forcément incomprise.

Mother est l’histoire d’une femme prête à tout pour sauver son pauvre fils attardé mental accusé du meurtre d’une écolière, dans le dernier film d’un des plus grands cinéastes contemporains, le sud-coréen Bong Joon-Ho, qui s’attaque à toutes les peurs de son pays en “tuant” le thème du tueur en série dans Memories of murder et en filmant un monstre imaginaire à l’assaut de Séoul dans The Host (13 millions d’entrée dans son pays, plus un certain nombre en Asie de l’est où le cinéma sud-coréen grignote les parts de marché du cinéma américain).

Le génie de Bong Joon-Ho s’exprime dans sa science du cadre qui réussit à synthétiser dans chaque plan l’information et l’émotion dont le spectateur a besoin pour vibrer avec son film. Voilà donc cette pauvre mère qui s’acharne à réunir les preuves qui permettraient d’innocenter son fils, quitte à s’introduire chez l’ami louche de celui-ci, où elle est obligée de se cacher dans un placard pendant qu’il fait l’amour.

Bong Joon-Ho filme le complot comme la variante moderne de l’amour, où tout l’univers prend la forme de la petite théorie que l’on échafaude : un acte amoureux ressemble à un viol s’il est commis par le suspect, un ferrailleur à un assassin s’il vit seul et dans un désordre indescriptible, etc. Nous ne dévoilerons pas ce qui se cache au bout du soupçon, mais nous ne dirons jamais assez notre admiration pour ce cinéaste moderne, précis et indépendant qu’est Bong Joon-Ho, qui filme des tueurs en série (Memories of murder), des monstres (The host) et des tueurs qui nous ressemblent et nous dévisagent.

Eric Rohmer et le temps

Ma nuit chez Maud

Parmi les cinéastes proustiens, il y a ceux du temps perdu (Luchino Visconti, Agnès Varda), ou de la mélancolie pour le temps passé, et les cinéastes du temps que l’on perd, comme Eric Rohmer, cinéaste du temps que l’on passe à conquérir un coeur, un baiser, ou simplement un regard amoureux. Les compères (devenus frères ennemis pour certains) de la Nouvelle Vague ont dû leur renommée en choisissant chacun un domaine de prédilection particulier : la déconstruction pour Godard, l’indépendance et le courage des femmes pour Truffaut, le pourrissement de la bourgeoisie non partageuse pour Chabrol, l’analyse chimique des comportements humains pour Resnais, et le temps pour Eric Rohmer.

Un contresens fréquent dans l’analyse de l’oeuvre du cinéaste consiste à en faire un moraliste, c’est-à-dire un homme attaché à des manières de vivre qui seraient bonnes de manière absolue. La place des individus libres de coeur et d’esprit dans son oeuvre, et l’attachement d’Eric Rohmer à filmer les courbes des jeunes femmes en fleur, plaident pour une autre conception de la morale au cinéma.

Prenons l’oeuvre qui est à nos yeux son meilleur film, et l’un des plus beaux du monde, Ma nuit chez Maud, réalisé en 1969, avec Jean-Louis Trintignant, le beau visage lunaire (et les lecteurs de ce blog savent l’importance de ce satellite) et les grands yeux de Françoise Fabian, la douceur angélique de Marie-Christine Barrault. Le synopsis, l’histoire d’un chrétien revenant vivre dans sa ville natale de Clermont-Ferrand, tombant amoureux d’une mystérieuse inconnue à la messe (Marie-Christine Barrault), puis d’une femme divorcée (Maud, Françoise Fabian) par l’intermédiaire d’un ami, serait écarté sans un regard par n’importe quel responsable de production d’une major hollywoodienne.

Mais c’est bien dans le temps de la séduction que les films de Rohmer prennent tout l’intérêt. Les films de Rohmer sont moraux en ce que les personnages y découvrent que l’amour n’a pas à être pur pour être partagé. A la fin de La nuit chez Maud, Jean-Louis Trintignant réalise que son épouse a aimé un autre homme avant lui. Il est heureux non que sa femme soit vertueuse, mais de comprendre qu’elle pensait à un autre homme les jours où elle semblait mélancolique. Ce cinéma n’est rien moins qu’une invitation à prendre une juste mesure du temps, afin de pouvoir se dire, au bout du voyage : j’ai vécu en accord avec le temps.

Gainsbourg, (vie héroïque) : Vagin mon amour

Gainsbourg - (vie héroïque)

Allez lire ailleurs qu’Eric Elmosnino, par ailleurs excellent comédien ici comme pour Chabrol ou Mia Hansen-Love, ressemble à Gainsbourg, c’est un problème de la télévision, pas du cinéma. Laetitia Casta et Anna Mouglalis ne sont pas Brigitte Bardot ou Juliette Gréco, mais elles sont les meilleures interprètes à notre époque, respectivement, de l’insolence de la première, de l’élégance de la seconde, et de la liberté des deux.

Voici un film étrange qui flirte avec la structure infernale du biopic (misère, succès, rédemption) tout en se hissant au-dessus du genre par l’inventivité du cinéaste auteur de bandes-dessinées Joann Sfar, qui donne sa plume au peintre râté qu’était Gainsbourg, convoque l’excellent David Marti, auteur des effets spéciaux et maquillages des grands films de Guillermo del Toro (L’échine du diable Hellboy, Le labyrinthe de pan, etc.) pour dessiner le double du chanteur (interprété par le Faune du Labyrinthe, Doug Jones), et transforme finalement la vie d’un des plus grands compositeurs du XXe siècle (“je serai entre Schumann et Stravinsky” disait l’immodeste) en une suite de séductions flamboyantes et tristes.

Le conte de Joann Sfar intéresse finalement en se focalisant sur l’obsession érotomane de Serge Gainsbourg, l’homme qui a force d’écrire pour les femmes (et les hommes du troisième sexe) s’est féminisé jusqu’à rejeter sa douceur pour se composer son personnage de cynique un peu répugnant de la fin de sa vie, dont le cinéaste ne semble pas trop savoir quoi faire. L’homme qui a transformé La Marseillaise en une chanson d’amour reggae, son plus grand geste politique, avait compris que seule la féminité de l’homme sauverait l’humanité.

A Serious Man des frères Coen : Nous, pauvres Ulysses en notre Odyssée

A Serious Man

Voilà ce qui arrive lorsqu’on n’est ni milliardaire, ni habitant d’un pays en guerre, à savoir pas grand chose, comme ce pauvre Larry, prof de maths minable de l’Amérique profonde, qui découvre la loi de l’emmerdement maximal. Il est largué par sa femme, envahi par un frère malade, la puberté de ses enfants et plus généralement la communauté juive à laquelle il appartient, dont chaque intervention pour l’aider se transforme en catastrophe.

Les frères Coen poursuivent leurs histoires de minables plongés malgré eux dans leur Odyssée avec cette histoire pas triste inspirée de leur enfance dans le Minnesota. Ici, les enfants préfèrent Jefferson Airplan (“Somebody to loooove”) aux cours d’hébreu, les profs de math juifs ont un voisin facho et une voisine fantasmée.

Mais il serait trop simple pour les frangins de raconter cette histoire de braves gens à la manière de John Huston, et c’est dans l’imaginaire de l’histoire des juifs que les cinéastes puisent afin de poursuivre ce mode de narration qui s’est imposé après la seconde guerre mondiale, qui mêle contes populaires, proverbes, références au Talmud et la Torah, etc., comme le faisait la passionnante enquête Les disparus consacrée par Daniel Mendelsohn à la partie de sa famille emportée par la Shoah. Le rideau du film se referme sur une double pirouette des frères Coen sur l’ironie des circonstances et l’impermanence des choses : l’oeil vif gardé sur la prochaine catastrophe pour mieux s’en préserver, etl’humour politesse du désespoir. Comme dit le proverbe juif, “l’homme pense, Dieu rit”.

Invictus de Clint Eastwood : imaginer Machiavel heureux

Invictus

Brûlez les biopics, qu’est-ce qu’il reste ? Au mieux un grand acteur qui joue à dériver le cours de l’Histoire. Le genre le plus casse-gueule du cinéma n’a donné qu’une poignée de chef-d’oeuvres, Lawrence d’Arabie de David Lean, Van Gogh de Pialat, Bird du même Clint Eastwood (l’histoire du saxophoniste Charlie Parker), lorsque le cinéaste se focalise sur une période de la vie du protagoniste. Invictus n’échappe pas à la règle en flirtant avec l’hagiographie du premier président noir sud-africain, Nelson Mandela, après avoir passé 27 ans dans une prison afrikaner sous l’apartheid.

Alors bien sûr, Morgan Freeman ressemble au Président, mais ça ne suffit pas pour faire du cinéma, et on s’étonne que Clint Eastwood, si souvent sceptique vis-à-vis de la politique, se soit emparé de cette histoire de réconciliation nationale via la Coupe du monde de rugby de 1995, avec si peu de retenue. Matt Damon, qui pourrait être mon grand frère pour filer les métaphores familiales fréquentes dans ce blog, est parfait comme à son habitude dans son interprétation du capitaine des victorieux Springbooks.

Mais un discours politique est encore plus ennuyeux au cinéma que dans la réalité, les scènes de match ne sont pas spectaculaires et le film ne dit rien de l’apartheid qui demeure dans les têtes, dans un pays où un officiel sud-africain regrettait récemment que l’équipe nationale de rugby compte moins de noirs que l’équipe de France. Clint Eastwood le francophile expédie rapidement la défaite de la France en demi-finale, et réussit à râter le haka néozélandais en finale, ce chant de guerre maori qui ouvre tous les matchs de leur équipe, qui est l’une des pratiques les plus cinégéniques et spectaculaires du monde sportif. Le cinéaste est plus à son aise pour filmer le duel, dans une toute petite pièce, entre la nouvelle équipe de sécurité du Président, les Noirs et les Blancs qui vont devoir cohabiter. C’est sans doute ce pari politique insensé qui intéressait Eastwood, réconcilier les ennemis, non seulement en les faisant jouer ensemble, mais en leur faisant jouer chacun le rôle de l’autre. Le livre qui inspira le film ne s’intitule pas pour rien Playing the enemy. Ceux qui ont fait travailler ensemble les Allemands et les Français après 1945 plutôt que de remettre la partie une quatrième fois n’ont pas pensé autrement. Chaque fois que la politique sert à rassembler plutôt qu’à diviser, il faut imaginer Machiavel, le théoricien du calcul politique, heureux.

Bright Star de Jane Campion : naissance des femmes

Bright Star

Il s’est produit entre la parution de Les Souffrances du jeune Werther en 1776, premier récit d’amour contemporain, et celle de Le rouge et le noir en 1830, un changement aussi majeur que lorsque l’humanité a découvert que la Terre tournait autour du soleil, quand l’homme a réalisé que la femme était non seulement un partenaire sexuel susceptible d’assurer la reproduction de l’espèce, mais aussi qu’elle allait devenir son égal, et qu’elle le complétait intellectuellement et psychologiquement. Bright star est l’histoire de ce changement de perspective.

On peut préférer les inquiétudes de Baudelaire et Rimbaud aux vapeurs du romantisme, qui sont pour la plupart devenues terriblement clichées, mais Jane Campion rappelle justement en racontant l’histoire de la rencontre entre John Keats (1795-1821) et sa muse Fanny Brawne, que c’est bien par ce mouvement que l’homme a accompli la prophétie racontée par Platon dans Le banquet, à savoir que l’humanité aurait été séparée en deux en des âges très anciens et que toute la vie des hommes se réduirait à retrouver leur moitié.

On n’avait pas vu d’aussi belles robes depuis In the mood for love que celles qui parent la belle amoureuse, mais elles jouent là un rôle central en racontant la manière dont les femmes sont progressivement passées de leurs tâches ménagères à la culture, puis aux métiers des hommes. Yves Ansel remarque que pour la première fois dans l’imaginaire occidental, Stendhal représente dans Le rouge et le noir, en 1830, avec Mathilde de la Mole, une femme en train de lire dans une bibliothèque.

L’intrigue homosexualisante entre John Keats et son colocataire, un poète râté, renforce l’idée selon laquelle l’homme a changé de partenaire intellectuel à cette époque où l’éducation des femmes de la bourgeoisie s’est progressivement développée. Le jeune homme justifie l’impossibilité de son amour avec Fanny Brawne par le fait qu’il ne sait pas où se situer avec les femmes, dont sa préférée est sa propre soeur (Allo Freud !). Mais c’est bien plutôt la différence sociale qui écarte les jeunes gens, en provoquant la honte du jeune homme puis en précipitant sa maladie. “Le poète et sa muse” ironise le frustré, “le poète s’amuse” rétorque la belle pour signifier que le monde change, selon le même jeu de mot en anglais qui prouve notre proximité avec nos amis britanniques (même si la Manche nous préserve fort heureusement de quelques redoutables habitudes culinaires).

Bonne année de cinéma 2010, année internationale de lutte contre les bouffeurs d’espoir

L’homme qui meurt après avoir découvert l’amour et le sens de la vie (Titanic, Blood Diamond, Les infiltrés), Léonardo Di Caprio, et Mark Ruffalo, le plus classe des comédiens américains, ouvrent le bal des grandes attentes le 24 février 2010 avec Shutter Island de Martin Scorsese, l’adaptation du passionnant roman de l’auteur de l’excellent Dennis Lehane, auteur de polars (dont Mystic River) et scénariste de plusieurs épisodes de la série policière The wire. Plongée dans l’univers d’un asile psychiatrique d’où une patiente semble s’être envolée et extraordinaire retournement pour une époque où la théorie du complot est devenue un mode de pensée.

Le convoyeur de Nicolas Boukhrief ouvrait sur un Albert Dupontel convoyeur de fonds gagner 1 200 euros par mois, qui devait 1 400 euros à l’hôtel pour se loger. Le malaise se prolonge avec un nouveau polar, Les gardiens de l’ordre, avec l’excellente Cécile de France et Fred Testot, qui peut faire peur quand il n’est pas cantonné aux rôles de guignol, le 31 mars.

On attend pour le Festival de Cannes le retour d’Abdellatif Kechiche (La graine et le mulet) en observateur du grand retour du refoulé français, le colonialisme et les théories raciales, avec La Vénus noire, plongée dans l’histoire de la Vénus hottentote exhibée comme un animal en son temps aux foules voyeuses.

Enfin, Julie Bertucelli, qui nous a tant fait rêver avec Depuis qu’Otar est parti, l’histoire d’une jeune géorgienne qui écrivait les lettres de son frère décédé pour faire croire à sa grand-mère que tout allait bien en France, revient avec L’arbre, en compagnie de Charlotte Gainsbourg, l’histoire d’une petite fille qui s’imagine que son père continue de s’adresser à elle après sa mort.

Alors bonne année de cinéma en 2010 et n’oubliez pas de vous battre contre tous ceux qui essaient de vous faire peur de vous ou des autres. L’ennemi nous attend dans la plaine embrumée, où nous avons laissé quelques lumières pour tromper sa vigilance car nous nous sommes massés sur les collines pour l’attaquer sur ses flancs. Serrez les rangs, mes fidèles guerriers, l’heure de notre Austerlitz est proche.