Espion(s) : la soif de surveillance

Espion(s) - Guillaume Canet et Géraldine Pailhas

La trilogie Jason Bourne (La mémoire dans la peau, etc.), dont l’influence est autant marquante dans Espion(s) que le cinéma d’Hitchcock, a familiarisé le public avec le personnage de l’espion, qui avait quasiment disparu des écrans depuis la chute du Mur de Berlin, en répondant à la passion grandissante du public pour la théorie selon laquelle le monde serait dirigé par des forces occultes qui échappent au jeu de la démocratie.

Vincent, interprété par Guillaume Canet, est un bagagiste d’Orly qui fouille dans les valises des voyageurs jusqu’au jour où son collègue s’enflamme et décède, après avoir ouvert un parfum dans la valise d’un diplomate Syrien. Il est alors recruté par la DST qui le confie aux services secrets britanniques (le MI5) pour suivre le propriétaire de la valise, un homme d’affaires londonien dont la femme Claire, interprétée par Géraldine Pailhas, n’est pas insensible au charme du jeune homme. Les services secrets demandent alors à Guillaume Canet de séduire cette femme.

Espion(s) de Nicolas Saada est le film d’une époque de surveillance généralisée, où l’on peut suivre un individu à la trace, par sa carte bancaire, son titre de transport, son téléphone portable ou les messages qu’il laisse dans des sites communautaires ou de rencontres. Le réalisme des filatures importe finalement moins que la jubilation adolescence de ce jeune homme interprété avec beaucoup de talent par Guillaume Canet, cet ancien étudiant promis à une carrière brillante avant d’être condamné pour trafic de passeports à Hong-Kong, qui suit Géraldine Pailhas, la séduit, puis mène sa propre enquête en se moquant des recommandations du MI5. « Je connais l’adresse, je vous ai suivie », dit Vincent à Claire lorsqu’elle l’invite à dîner, comme si l’amour n’était qu’une version bon marché de l’espionnage.

La fin est inutilement spectaculaire car les effets spéciaux numériques bon marché sont moins efficaces qu’une ellipse, mais Nicolas Saada semble dire qu’une histoire d’amour nait véritablement de l’égalité du regard, même trop tard, lorsque la séduction s’affranchit des mécanismes de contrôle et de surveillance.

Parc d’Arnaud des Pallières : logiques d’extermination dans l’ultra-libéralisme

Parc - Sergi Lopez et Nathalie Richard

La rencontre organisée hier soir après la projection de Parc d’Arnaud des Pallières en présence du réalisateur, du producteur Serge Lalou et du critique du Monde Jacques Mandelbaum au MK2 Beaubourg a mis à jour l’injustice d’un système de distribution qui condamne de beaux films comme celui-ci à se retrouver trop rapidement privés de salles, avant d’entamer une autre carrière plus fructueuse avec le DVD.

Parc, d’après le roman Les lumières de Bullet Park de John Cheever, a pourtant de quoi saisir un large public avec sa manière d’utiliser des éléments du cinéma de genre pour mieux mettre à jour les désordres de notre société, comme chez David Cronenberg, Gus Van Sant ou David Lynch. Soit le couple Clou, la divine Nathalie Richard et Sergi Lopez, bourgeois satisfaits isolés dans une résidence pour ultra-riches de la Côte-d’Azur. Jean-Marc Barr, leur voisin, entreprend le projet de crucifier leur fils pour purifier le monde.

Il y a quelques mois, Martyrs de Pascal Laugier racontait avec beaucoup de talent, à la manière d’un film d’horreur, la manière dont des grands bourgeois dégénérés martyrisaient deux jeunes femmes. Dans Parc, Geraldine Chaplin, la mère de Jean-Marc Barr dans le film, Française expatriée à l’étranger, peut-être en Suisse, personnifie à elle-seule les deux principales phobies d’une partie de la grande bourgeoisie occidentale : l’impôt et le métissage. Les deux films ont pareillement dérangé même s’ils n’ont pas été vus par les mêmes publics, probablement choqués par la représentation de la logique d’extermination de l’ultralibéralisme économique et politique.

Dans Parc, les paysages américanisés de la Côte d’Azur, la lumière légèrement bleutée de Jeanne Lapoirie (l’impressionnante chef-opératrice de nombreux films d’André Téchiné et François Ozon) et les comédiens contribuent à renforcer le mystère envoûtant du beau film d’Arnaud des Pallières. Lorsque les deux héros s’unissent dans une scène qui fera date dans l’histoire du cinéma, Arnaud des Pallières rappelle simplement ce qui unit parfois, entre autres, deux comédiens, un réalisateur, une chef-opératrice et un ingénieur du son dans une même pièce : l’amour.

Dieu nous a-t-il quittés pour avoir la paix ?

Le Chant des oiseaux

Le chant des oiseaux d’Albert Serra est un poème visuel catalan dont les qualités esthétiques n’empêchent pas un certain ennui, mais qui a le mérite de décrire un monde révolu dans lequel les hommes croyaient aux anges et aux signes du ciel.

Albert Serra est de ces hommes qui, à l’instar de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, n’aiment pas ce monde où l’homme s’empoisonne en vivant dans une promiscuité toujours croissante. Alors son histoire de rois mages à la recherche du Christ, filmée dans les plaines et les étendues désertiques d’Islande et des Canaries, donne l’impression d’avoir été filmée avant la genèse du monde, et surtout la civilisation de la balise et du panneau.

C’est à une respiration que nous invite Le chant des oiseaux dans lequel la plus grande aventure qui peut arriver à nos trois rois plus proches de Laurel et Hardy que de la Bible consiste à avoir un caillou dans une chaussure ou à se laisser rouler le long d’une pente. La plupart des spectateurs continueront à plébisciter des comiques pour se consoler d’avoir à vivre dans des appartements toujours plus petits, quand d’autres passeront leur vie à rechercher des formes qui expriment le silence et la paix.

Les noces rebelles : le conformisme est-il inéluctable ?

Les Noces rebelles - Leonardo DiCaprio et Kate Winslet

Dès la première scène, où l’aspirante actrice interprétée par Kate Winslet pousse le jeune Frank Wheeler (Leonardo DiCaprio), dépourvu d’ambition, dans ses retranchements, le film insiste sur l’obsession de toutes les grandes villes : la tyrannie du projet. Car c’est bien le projet d’aller vivre à Paris qui fait croire à ce jeune couple installé confortablement en banlieue qu’il pourrait changer de vie.

Les noces rebelles (Revolution Road) est un beau film triste sur le ballet des promotions professionnelles et sociales qui permettent de renoncer aux idéaux : la montée en grade, l’anniversaire des enfants, l’amitié des voisins (dont la toujours époustouflante Kathy Bates), la maîtresse de Monsieur, l’amant de Madame, etc.  Seules les situations trop stéréotypées de la première partie du film diminuent légèrement la gravité de cet univers carcéral, où comme dans les drames shakespeariens, la vérité sort de la bouche d’un fou, en l’occurrence un schizophrène accueilli avec générosité par le jeune couple dont les voisins vantent l’originalité, alors que cet énergumène va précipiter leur crise.

Mais l’argument majeur du film de Sam Mendes, la reconstitution du couple de Titanic, fonctionne dès les premières minutes du film où les amants enlacés ravissent les admirateurs du film de James Cameron. Leonardo DiCaprio est utilisé à contre-emploi des rôles de jeune chien fou que lui ont offert Steven Spielberg ou Martin Scorsese pour camper un idéaliste qui se résigne à accepter que son plus grand talent consiste à inventer des messages commerciaux. Kate Winslet, embellie par la mise en scène amoureuse de Sam Mendes et superbement éclairée par Roger Deakins, le chef opérateur habituel des Frères Coen, offre une grande performance de femme dont la liberté dérange son entourage qui voudrait l’enfermer, en cousine de l’Ingrid Bergman d’Europa 51.

En un sens, Les noces rebelles est un thriller sociologique, où le poids de la société est suffisant pour écraser les âmes rebelles. Richard Yates, l’auteur du roman dont est tiré le film, souhaitait condamner le conformisme et le délire sécuritaire de l’Amérique des années 50. Le titre faisait référence aux idéaux de la Révolution de 1776, comme si l’anticonformisme était la seule manière de sauver son pays.

Comment le cinéma a préparé l’élection d’Obama, et la représentation de la diversité en France

Morgan Freeman - Se7en

Manhola Dargis et A.O. Scott remarquent dans l’article How the movies made a President paru le 16 janvier dans le New York Times que l’élection de Barack Obama a été préparée par cinquante ans de films américains qui ont affirmé la place des Noirs dans la société, en passant du Monsieur tout le monde noir avec Sidney Poitier dans les années 50, au noir gangster avec la Blaxpoitation dans les années 60, au noir Provocateur dans les années 70 avec le one-management-show Richard Pryor qui attirait des foules de Blancs dont Hanif Kureishi dirait qu’elles avaient « le ventre tordu par la culpabilité »,  au Père noir avec Bing Cosby dans les années 80 jusqu’à Morgan Freeman, puis au Messie noir avec Will Smith dans les années 2000.

Cette évolution donne une idée du chemin parcouru par l’image des Noirs, qui avait commencé très bas puisque le film originel du cinéma américain, Naissance d’une Nation de David W. Griffith en 1915, présentait les Noirs comme la source de tous les maux de l’Amérique. Elle tend aussi un miroir à toutes les cinématographies pour la place qu’elles accordent à la diversité, en particulier en France où les comédiens du Maghreb et d’Afrique Noire ont souvent du mal à échapper aux rôles stéréotypés, même si la situation change progressivement.

Smaïn a ouvert la voie dans les années 80, en imposant le Monsieur tout le monde maghrébin, comme Zinédine Soualem dans les films de Cédric Klapisch. Samy Nacéri a joué le loubard dans la série des Taxi, Jamel Debbouze a tenu le rôle de provocateur à la fin des années 90, avant de devenir un héros dans Indigènes de Rachid Bouchareb qui met en scène de véritables héros de la Libération de la France en 2006 avec Roschdy Zem et Sami Bouajila.

En France, la représentation des Noirs n’a pas encore dépassé le Monsieur tout le monde avec Pascal Légitimus, d’origine antillaise, le gangster avec Hubert Koundé dans La haine, et le provocateur avec Omar Sy aujourd’hui. Et puis à quand le rôle du Père, du Messie… et surtout de la mère maghrébins ? Car si plusieurs noirs américains et maghrébins rivalisent pour la vedette, un boulevard semble désormais ouvert aux comédiennes noires, d’origine maghrébine ou asiatique pour imposer, si la société est prête à les accepter, les nouveaux regards et défis de demain.

L’importance du cinéma populaire d’Indiana Jones à Slumdog Millionaire

Slumdog Millionaire

Le triomphe public de Slumdog Millionaire, film de Danny Boyle consacré aux aventures d’un enfant indien des bidonvilles de Mumbaï, annonce une nouvelle étape du cinéma populaire, comme avant lui, pour s’en tenir aux trente dernières années et à des films incompris par la critique avant d’être reconnus comme importants, Indiana Jones, Titanic ou Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Les critiques mitigées du film en France révèlent une nouvelle fois l’un des principaux défauts de la cinéphilie française, qui oppose trop souvent cinéma populaire et cinéma d’art et d’essai.

Steven Spielberg, James Cameron, Jean-Pierre Jeunet ou Danny Boyle sont autant des auteurs que Woody Allen, Pedro Almodovar, François Ozon ou Ken Loach. Simplement, le cinéma populaire fait le pari de la joie, quand le cinéma d’art et d’essai fait celui du sens tragique de la vie. Le happy ending du premier est une politesse du réalisateur vis-à-vis du spectateur, mais il ne doit pas laisser croire que la forme du film populaire est moins complexe que celle du film d’art. En effet, les explorations de Steven Spielberg en matière de burlesque, de James Cameron en machinerie, de Jean-Pierre Jeunet en fantaisie ou de Danny Boyle en dépaysement sont aussi importantes que bien des recherches artistiques entreprises dans le cinéma depuis trente ans par le cinéma d’art.

Indiana Jones réintroduit le burlesque en 1981 dans le cinéma, après l’épuisement du public vis-à-vis des grandes questions humaines débattues par le cinéma des années 60 et 70 : la reproduction sociale (Le Parrain), l’inhumanité de la guerre (Apocalypse now, Voyage au bout de l’enfer), la solitude et les frustrations dans les grandes villes (Taxi Driver), etc. Indiana Jones est l’héritier direct de Charlot et de l’humour tarte à la crème, qui permet au spectateur de rire du miroir qui lui est tendu par le réalisateur. Et cette forme distrayante permet en retour d’évoquer des sujets aussi graves ou sérieux que le nazisme, l’archéologie, la bureaucratie (le dernier plan d’Indiana Jones), etc.

Titanic de James Cameron représente pour le moment le sommet atteint par le réalisateur américain dans le domaine de la machinerie, dont Terminator et Total Recall ont préalablement ouvert la voie. La focalisation des moyens technologiques et humains sur le bateau en fait le personnage le plus important du film, avec sa manière de ployer, grincer, rugir, agoniser avant de s’enfoncer au fond des abîmes. L’allusion à certains plans du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein prouve dans quelle perspective s’inscrit le réalisateur. Bien sûr, l’homme sort victorieux de sa bataille contre les machines, mais la lutte sera de plus en plus dure.

Le fabuleux destin d’Amélie Poulain consacre en 2001 une valeur sûre du cinéma français : la fantaisie du quotidien. Mais Jean-Pierre Jeunet éclate le cadre du film populaire, qui réunit deux destins contrariés, en faisant de son héroïne un metteur en scène du bonheur des autres. Le cœur du film est le stratagème par lequel Audrey Tautou bouleverse le quotidien de tous ceux qu’elle rencontre, selon un dispositif dont l’influence se ressent encore cette année dans Les plages d’Agnès, qui relève pourtant du cinéma d’art et d’essai.

Enfin, Slumdog est le premier succès du cinéma international à filmer des comédiens inconnus d’un pays non occidental, en l’occurrence une ancienne colonie britannique devenue l’une des premières économies mondiales, l’Inde. La colonisation était déjà au cœur du film qui révéla Danny Boyle, Trainspotting, dont les héros Ecossais se plaignaient d’avoir été colonisés par les Anglais. Nul doute que le regard admiratif porté par Danny Boyle sur le courage et la débrouillardise du petit Jamal constituera une nouvelle date du cinéma populaire, en donnant la voix de manière non condescendante à des personnes qui n’avaient pas jusqu’à présent parole au cinéma. Le triomphe du film donnera vraisemblablement naissance à des Slumdog au Maroc, en Argentine ou au Vietnam. Ces films n’auront pas tous la fraîcheur du film de Danny Boyle, mais du moins verra-t-on du pays.

Les trois singes : comment filmer une âme ?

Les Trois singes

Le grand cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan voudrait filmer l’âme humaine comme Dostoïevski l’a représentée dans la littérature, de la même manière que Jean-Luc Godard souhaitait adapter au cinéma les audaces formelles de Picasso, et Robert Bresson retrouver sur l’écran la grâce de la peinture de Georges de La Tour.

Alors que la communication du film insiste sur son aspect contemplatif, au risque de le priver de spectateurs qui pourraient rechercher un polar et y trouver à défaut de pot, l’art, Les trois singes est un film policier métaphysique, qui raconte l’histoire d’un politicien véreux qui paie son faible chauffeur pour prendre sa place en prison pour avoir écrasé accidentellement un homme. Pendant son incarcération, le fils du chauffeur découvre que sa mère tombe amoureuse de l’homme politique qui abuse d’elle.

C’est moins l’intrigue qui intéresse le cinéaste que le chemin qui mène ses personnages vers la trahison ou le mensonge. Les admirateurs du cinéaste turc retrouveront avec plaisir dans Les trois singes sa manière de filmer si bien cet élément tellement cinégénique, qui justifierait à lui seul l’invention du cinéma, et qui manque tellement au Parisien que je ne serai jamais complètement : la Mer. Le portrait croisé de ces trois membres d’une même famille incapables de communiquer déroute toutefois par sa manière de glisser d’un personnage à l’autre sans avoir le temps de raconter véritablement l’histoire de l’un d’entre eux.

Il faudrait ajouter à la célèbre phrase d’André Bazin selon lequel « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », la mention « et si possible, en moins de deux heures ». En effet, la cherté d’un film impose pour le sortir en salle que sa durée soit globalement inférieure à deux heures, durée au-delà de laquelle le distributeur perd une projection par jour. Il existe bien quelques exceptions à la règle, mais les films de trois ou quatre heures peuvent difficilement rivaliser avec les nombreuses heures de lecture passées en compagnie des galeries de personnage de Dostoïevski, Proust ou Faulkner. La mode actuelle de la polyphonie au cinéma, dont Dostoïevski serait l’inventeur en littérature, et qui consiste à donner toute leur voix à plusieurs personnages dans une seule œuvre, ne doit pas faire oublier que la durée limitée d’un film permet difficilement de s’intéresser à plus d’un personnage.

On peut préférer chez Robert Bresson l’âme d’une jeune fille persuadée d’avoir été envoyée par Dieu pour sauver le Royaume de France (l’extraordinaire Florence Delay dans Le procès de Jeanne d’Arc) au portrait croisé et didactique des misères d’un âne et d’une jeune fille (Au hasard Balthazar), chez Jean-Luc Godard la cavale d’un couple de gangsters anarchistes (Jean-Paul Belmondo et Anna Karina dans Pierrot le fou) au croisement confus de destins tentés par le maoïsme à Paris (La Chinoise), et chez Nuri Bilge Ceylan la solitude d’un homme éloigné du bonheur pour avoir renoncé à la possibilité d’une carrière et d’un amour (Uzak, « Loin » en turc), ou la déchirure d’un couple dont la relation change au gré des saisons (Les climats) aux souffrances des trois paumés des Trois singes, même s’il est impossible de ne pas être ému par leur acharnement à vouloir survivre coûte que coûte.

Slumdog Millionaire : qui rattrapera l’Inde ?

Slumdog Millionaire - Freida PintoLa surmédiatisation de la Chine en 2008 pour cause de mouvements d’autonomie au Tibet et de Jeux Olympiques a momentanément détourné l’attention de l’Inde, ce grand pays qui attire les plus grandes sociétés de haute technologie européennes et américaines, forme davantage d’ingénieurs que toute l’Europe, connait régulièrement des troubles religieux qui peuvent faire plusieurs dizaines de morts, et fait l’objet d’un très beau film de Danny Boyle, une sorte de Bollywood rock’n roll : Slumdog Millionaire.

Du cinéma bollywoodien, Slumdog garde la formidable énergie, l’humour et la structure de conte de fée, en ancrant davantage le film dans le quotidien des plus pauvres : enfer des bidonvilles, trafic d’enfants condamnés à la mendicité, police corrompue par les puissants, massacres de Musulmans par les Hindous, etc. Danny Boyle a gardé de ses premiers films (Trainspotting, La plage) le goût pour les histoires déconstruites, les angles recherchés et le montage rapide. Ces trois dimensions épousent parfaitement les bouleversements incroyables que l’Inde est en train de vivre, où des bidonvilles laissent la place à des quartiers d’affaires et de haute technologie en l’espace de quelques mois.

Le cinéaste refuse cependant le misérabilisme, s’appuyant sur la rage de vivre et de vaincre de deux enfants des bidonvilles, Jamal Malik (« Beau Roi » en arabe) et son frère, dont le premier participe à l’âge adulte à un jeu télévisé pour reconquérir le cœur de la belle Latikah, spectatrice de l’émission. C’est surtout le parcours qui mène aux bonnes réponses de ce joueur chanceux qui intéresse le cinéaste. Ce système de correspondance entre l’expérience du héros et son savoir est la plus belle découverte du film car elle célèbre l’importance de l’expérience du corps sur toutes les autres. Et il peut tout le corps de ce pauvre Jamal, martyrisé dans les fosses à merde, battu par les policiers, mais aussi sauvé en permanence par une idée fixe.

Slumdog Millionaire est un grand film populaire en ce qu’il célèbre le Système D, l’amour et la chance. Son succès public et critique (triomphe aux Etats-Unis malgré l’absence de stars, 4 Golden Globes) permet de prédire qu’il aura sans doute la même influence sur le cinéma populaire qu’Indiana Jones et les aventuriers de l’Arche perdue et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, en introduisant un nouveau changement de paradigme.

Claude Berri et ma première image de cinéma

Ensemble, c'est tout - Claude Berri et Audrey Tautou

Il y a probablement une image que l’on ne cesse de vouloir retrouver au cinéma, comme telle sensation du premier amour. Si cette image existe, alors elle se trouve pour moi dans Manon des sources, lorsque la veille aveugle Delphine apprend à Yves Montand que l’enfant qu’il a eu de Florette « était bossu ». Je n’ai pas de souvenir de la perte de la foi en le père noël, mais je me souviens très bien d’avoir compris à neuf ans, puis après, en revoyant plus de cent fois cette scène, qu’un homme pouvait tuer son fils par erreur, bêtise, jalousie ou frustration, et qu’un petit fait divers de campagne pouvait refermer une tragédie grecque.

Manon des sources de Claude Berri, d’après Marcel Pagnol, n’a pas bonne presse auprès de la critique cinématographique française, alors qu’il est célébré comme un classique à l’étranger, notamment dans cette passionnante somme consacrée par le British Film Institute au cinéma, The Cinema Book, qui soutien que ce film « inventa » en un sens la Provence, comme Lawrence d’Arabie « inventa » le désert, comme si l’on ne pouvait plus voir la Provence que par le prisme de Claude Berri, ou le désert par le prisme de David Lean.

Ce fils d’un fourreur juif parisien a souvent réalisé des histoires d’amour manquées entre des pères et des fils : Le vieil homme et l’enfant, Tchao Pantin, Manon des sources, etc. De la réalisation du Vieil homme et l’enfant en 1966, qui raconte l’histoire d’un vieil antisémite interprété par Michel Simon, qui se prend d’amitié pour l’enfant juif qu’il recueille pendant la guerre sans connaître son identité, à la production en 2007 de La graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche, qui raconte la mort d’un vieux Tunisien, terrassé par une crise cardiaque au pied d’une tour HLM de Sète, Claude Berri aura donné mille clés au spectateur pour percevoir et comprendre le monde.

Claude Berri nous quitte après une année au cours de laquelle il porta en tant que producteur le plus grand succès du cinéma français depuis la seconde guerre mondiale avec Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon, et le plus important succès critique de l’année avec La graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche, César du meilleur film 2008. Si la mort ne peut être douce pour personne, du moins chacun peut-il espérer une aussi prestigieuse sortie.

Voir un film de Jacques Tourneur avant de mourir

VaudouLe cinéaste Jacques Tourneur (1904-1977), le seul cinéaste français à avoir véritablement fait carrière à Hollywood des années 40 à la fin des années 50, croyait aux esprits, aux tables tournantes et à la coexistence de plusieurs mondes parallèles où évoluent les morts et les vivants. Son œuvre peuplée de créatures fantastiques, de femmes courageuses et de héros désabusés, qui fait l’objet d’un cycle à l’Action Christine, est salutaire à une époque qui consacre l’échec de la raison.

Le cinéaste fait l’objet d’un véritable culte auprès de certains cercles cinéphiles, notamment l’Américain Martin Scorsese qui en fait l’exemple des « contrebandiers » qui ont détourné le système hollywoodien à leur profit, comme Samuel Fuller ou John Cassavetes.

Jacques Tourneur invente avec La Féline en 1942 (projeté le 12 janvier) un style marqué par la suggestion à l’époque où la RKO devait rivaliser avec Universal avec moins de moyens, et sauve le studio qui subit l’échec de Citizen Kane d’Orson Welles.  Le film est presque un hommage à une star de l’avant-guerre, Simone Simon, qui envoûtait Jean Gabin dans La bête humaine en caressant un chaton. Dans La Féline, elle joue une Américaine d’origine Serbe qui se transforme en panthère. Quelques ombres chinoises au bord d’une piscine et une bande-son grinçante ont révolutionné l’histoire du cinéma.

L’homme Léopard (le 14 janvier) ouvre sur la lumière d’un flamenco avant de s’enfoncer dans les ténèbres d’une course contre un léopard qui tue une jeune fille dont nous ne verrons que le sang couler sous la porte de sa maison.

Vaudou (le 15 janvier) est l’objet d’une révolution aussi importante que La Féline avec son histoire, adaptée de Jane Eyre de Charlotte Brontë, d’infirmière chargée de s’occuper d’une malade dans une île des Caraïbes, qui découvre le monde des morts-vivants. Là encore, le bruit du vent dans une calebasse, une dépouille animale accrochée à un arbre ou une chanson étrange à la guitare tétanisent le spectateur. Et les Noirs sont présentés comme des personnes dignes et courageuses, caractéristique habituelle de ce cinéaste que certains critiques américains de l’époque qualifiaient de « negro lover ». Ce film impose la figure du mort-vivant dans le cinéma, qui sera réanimée par George Romero dans les années 70 pour ses deux chefs-d’œuvre, La nuit des morts-vivants et Zombie.

La flibustière des Antilles (le 18 janvier) est un bon film de pirate féministe avec Jean Peters et Louis Jourdan (l’excellent latin lover de Lettre d’une inconnue de Max Ophuls), et Berlin Express (le 20 janvier) invente l’Union Européenne avant l’heure dans un incroyable thriller filmé dans les ruines de l’Allemagne de l’après-guerre. Enfin, ceux qui ont manqué Pendez-moi haut et court/La griffe du passé le 11 janvier, pourront se consoler avec le DVD de ce chef-d’œuvre du film noir dont le dernier plan, dont les amateurs partagent le secret comme un souvenir commun, consacre en résumé de l’œuvre de Jacques Tourneur l’amitié comme une communauté d’illusion.

Cycle Jacques Tourneur, Action Christine, jusqu’au 20 janvier 2009, 4, rue Christine, 75 006 Paris, 01 43 25 85 78

Pendez-moi haut et court (La griffe du passé), Vaudou, La féline, L’homme Léopard, Angoisse, Berlin Express, Days of Glory en DVD aux Editions Montparnasse, La flibustière des Antilles en DVD aux éditions Carlotta.