
Le très sérieux quotidien britannique The independent s’émouvait le 21 novembre dernier de ce que la liste établie par les Cahiers du cinéma des 100 meilleurs films de l’histoire du cinéma ne comprenait aucun film britannique, même pas Lawrence d’Arabie, réalisé par le cinéaste anglais David Lean, pour une production hollywoodienne de Sam Spiegel, pourtant classé 8e plus grand film de tous les temps par l’American Film Institute.
Mais il est une autre absence qui ne manque pas d’étonner dans cette liste établie par un jury de 78 critiques et historiens du cinéma, c’est celle d’aucun film réalisé par une femme, ni par la réalisatrice américaine de films indépendants des années 50, Ida Lupino, ni surtout par Agnès Varda, plus proche de l’esthétique des Cahiers du Cinéma, qui a pourtant contribué au lancement de la Nouvelle Vague, mouvement qui compte pas moins de neuf films dans le classement (Le mépris, La maman et la putain, Hiroshima mon amour, etc.), avec le court-métrage La pointe courte (1954), qui a réalisé au moins un chef d’oeuvre du mouvement avec Cléo de cinq à sept (1962), et est l’auteur de l’un des plus beaux films de la décennie avec Les glaneurs et la glaneuse (2000).
Il est vrai que la liste semble par plusieurs aspects avoir été établie à l’heure glorieuse des Cahiers du cinéma, lorsque ses anciens et prestigieux rédacteurs, François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Eric Rohmer, réalisaient leurs chef-d’oeuvres des années 60 ou 70, puisque la liste comprend un seul film des années 80 (Fanny et Alexandre de Bergman), un film des années 90 (Van Gogh de Pialat) et deux films des années 2000 (Mulholland Drive de Lynch et Parle avec elle d’Almodovar).
La liste établie par les Cahiers du cinéma n’est pas chauvine puisqu’elle accorde une large place aux cinématographies américaine, allemande, italienne, russe, japonaise, suédoise ou indienne, mais un célèbre mot de François Truffaut (”il n’y a pas de cinéma anglais”) semble avoir condamné la considération du cinéma britannique en France.
L’absence de Lawrence d’Arabie de la liste s’avère plus problématique. Le film est sans doute trop classique d’un point de vue formel pour une liste qui met en avant, comme c’est l’usage en France, les films révolutionnaires, c’est-à-dire ceux à partir desquels on-n’a-plus-jamais-filmé-comme-avant, mais le film de David Lean qui raconte l’histoire de l’aventurier anglais qui fédéra les tribus arabes dans la lutte contre l’Empire turc, a eu une influence considérable sur le cinéma des années 60 à nos jours, dont l’on retrouve les traces dans des films aussi artistiques que 2001 de Kubrick ou Gerry de Gus Van Sant, ou populaires comme la trilogie des Indiana Jones réalisés par Steven Spielberg. En outre, Lawrence d’Arabie pose comme aucun autre film de la liste des Cahiers, la question des rapports entre l’Occident et une autre culture (à l’exception peut-être de La prisonnière du désert de John Ford, qui place l’Amérique chrétienne face à ses responsabilités dans l’extermination des Indiens, mais dans le strict cadre de ce pays), en l’occurrence les Arabes et les Bédouins d’Orient. La question des interactions entre cultures sera pourtant le sujet essentiel du XXIe siècle, qui assiste à la fin de la suprématie de l’occident chrétien par l’arrivée de la Chine et de l’Inde au premier rang des puissances économiques mondiales.
L’absence d’aucun film réalisé par une femme de la liste n’est pas moins étonnante car le XXe siècle a été celui de l’épanouissement des femmes dans leur vie professionnelle et privée, et si de nombreux cinéastes masculins ont rendu compte de l’évolution de la place des femmes de la société au cours du siècle, nul doute que le fait que des femmes réalisent leurs propres films n’ait modifié la manière dont le cinéma aborde la question du désir et de la place des femmes dans notre société. A ce titre, les films d’Agnès Varda ont eu une influence considérable sur la génération de femmes cinéastes contemporaines, qui font souvent référence à leur glorieuse aînée.
Il est vrai que l’analyse de l’histoire du cinéma par la question du genre et des peuples relève davantage de la tradition anglo-saxonne, si commodément critiquée en France, et dont les racial and gender studies ont orienté depuis quelques dizaines d’années la critique vers une voie plus empiriste, et moins universaliste, que la tradition française. Car si chacun peut refaire à loisir sa liste des 100 meilleurs films de l’histoire, les amateurs du célèbre magazine cinéphile sont aussi en droit d’attendre que ses exigences s’inscrivent au coeur du mouvement du monde.