Il Divo : quand la démocratie saigne

Il Divo - Toni Servillo

On regardera peut-être un jour le film italien Divo de Paolo Sorrentino comme on lit Le Prince de Machiavel : pour comprendre l’organisation du pouvoir dans la démocratie italienne de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, comme le politologue italien racontait celle des Médicis dans la Florence du XVe siècle.

La colère d’une jeune génération de cinéastes italiens ne manque pas de ravir les amoureux de leur pays. Il est surtout passionnant de constater que le cinéma italien contemporain s’empare courageusement de sujets aussi difficiles que la collusion entre le pouvoir politique et la mafia, la participation des plus hauts dignitaires de l’Etat italien à la Loge P2 qui organisa des actions terroristes attribuées aux Brigades rouges en vue de détourner l’opinion publique des mouvements d’extrême-gauche, ou la participation probable de quelques grands hommes politiques à l’assassinat d’un journaliste, d’un chef de la gendarmerie ou de plusieurs juges.

Divo est donc la biographie de la chute de l’impunité de Giulio Andreotti, élu sept fois Président du Conseil italien de 1972 à 1992, condamné pour ses liens avec la mafia dans les années 90, puis gracié à plusieurs reprises au cours des premières années du XXIe siècle. Toni Servillo, qui prête à l’homme politique une figure de gargouille macabre, donne la mesure de son talent après avoir également interprété en 2008 un petit passeur pour la mafia napolitaine dans Gomorra, enquête sur la Camorra qui vaut à son auteur d’être menacé de mort par le milieu.

La mise en scène sans doute un peu trop appuyée présente le pouvoir comme un ballet sinistre où des beautés tentent de divertir une armée de cyniques qui justifient leurs pires méfaits par leur amour pour Dieu ou leur pays.Les lecteurs de Shakespeare savent que la fonction de chef d’Etat n’est pas une sinécure, mais Divo rappelle que si l’art n’a jamais changé le monde, un film peut tout de même révéler ce que tant d’âmes grises souhaiteraient enfouir à jamais dans l’amnésie de l’Histoire.

Bilan cinéma 2008 : L’autre c’est moi, confusion des genres ou éloge de la différence ?

 

Valse avec BachirGad Elmaleh me pardonnera de lui emprunter le titre de son dernier spectacle pour résumer cette année 2008 riche en cinématographies du monde, qu’il ne faudrait toutefois pas confondre avec ce qu’il est coutume d’appeler les musiques du monde, tant les styles diffèrent en fonction des auteurs, quel que soit leur pays et l’économie dans laquelle leurs films sont produits. Il semble que cette année de crise, dominée par l’enlisement des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, et par la plus grande crise économique en occident depuis la seconde guerre mondiale, a été dominée par la question de l’altérité, du regard porté sur autrui, dont les cinéastes ont imaginé la confusion ou les avancées.

On a vu en 2008 un robot oublié sur la terre abandonnée, éprouver des sentiments d’homme (Wall-E), un justicier ailé ne plus savoir si ses services relevaient du bien ou du mal (Batman, Le chevalier noir), une famille déchirée par les faux-semblants et les mensonges (Un conte de noël), le plus célèbre gangster français s’inventer un destin visionnaire (Mesrine, L’instinct de mort), la langue française secouée par les lycéens de toutes les origines (Entre les murs), une immigrée albanaise en Belgique s’inventer une grossesse jusqu’à la folie pour oublier ses fautes (Le silence de Lorna), ou une lycéenne en deuil faire chavirer les coeurs jusqu’à l’irréparable (La belle personne).

On a aussi vu une jeune américaine en séjour à Barcelone apprécier pareillement, sans psychologie, l’amour d’un homme et d’une femme (Vicky Christina Barcelona), le plus célèbre documentariste au monde placer sa caméra à hauteur d’homme auprès des paysans du plateau des Mille Vaches (La vie moderne), la femme d’un ministre israélien prendre la défense de sa voisine agricultrice palestinienne (Les citronniers), un monstre surnaturel faire part de ses désirs d’enfant à une héroïne humanoïde (Hellboy II), une juive et une musulmane du Maghreb s’unir pour lutter contre les préjugés dans la Tunisie de la seconde guerre mondiale (Le chant des mariées), une fille de cafetiers s’unir à la jeune fille juive de sa classe pour trouver sa place dans un collège parisien bourgeois dans les années 70 (Stella), les Français se ruer vers les cinémas pour se rappeler que la langue de Paris n’était pas celle de tout le pays (Bienvenue chez les ch’tis), la plus célèbre documentariste française ouvrir le film consacré à sa vie sur le portrait de ses techniciens (Les plages d’Agnès), ou un ancien soldat israélien de la guerre du Liban se souvenir de la responsabilité de son armée dans les massacres de camps palestiniens par les milices chrétiennes (Valse avec Bachir). Et sans être un “fanatique de la pitié”, comme disait Tonton Freud, on sait depuis Rousseau que la pitié est bien le premier mouvement qui mène de soi aux autres.

Louise-Michel : Aux armes, citoyens !

Louise-Michel - Bouli Lanners et Yolande MoreauLouise-Michel de Benoît Delepine et Gustave Kevern rappelle en un cri de colère et de tendresse une veille tradition française, le renversement de l’autorité indigne, célébrée chaque année le 14 juillet, à grandes pompes, sur les Champs-Elysées.

Il fallait la force de Yolande Moreau (Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, Quand la mer monte), qui incarne à elle seule un personnage qui avait disparu du cinéma français depuis pratiquement la Nouvelle Vague, la prolétaire, pour hisser cette histoire d’ouvrière humiliée par son patron qu’elle décide d’éliminer, ainsi que tous ses commanditaires, au rang de parabole humaniste. Il est par ailleurs intéressant que ce film ancré dans la réalité française soit porté par deux acteurs belges, l’autre étant Bouli Lanners (J’ai toujours rêvé d’être un gangster), et que la critique sociale soit mieux portée par les réalisateurs de nos voisins francophones (les frères Dardenne, Luc et Rémi Belvaux, etc.) que par les cinéastes de l’Hexagone.

Car Louise-Michel est un dessin animé à la manière de Tex Avery dont les héros sont tous ceux que notre système ne veut plus voir : ouvrières smicardes dont l’usine est délocalisée à l’autre bout du monde, malades en fin de vie, sans abris, sans papiers, sans genre, etc.

L’inversion des sexes entre Yolande Moreau, ex-taulard déguisé en femme pour trouver un emploi dans le textile, et Bouli Lanners, ex-boulimique déguisée en homme pour être respectée, n’est pas la moindre des surprises de ce carnaval rabelaisien qui se termine sur le cynisme odieux d’un homme d’affaires sis en son paradis fiscal, et qui déclare “L’impôt sur les bénéfices à Jersey, c’est 2 %, tu peux pas trouver mieux.” A l’heure de la crise des idéologies politiques et du système du laissez-faire économique,  et sous ses airs de pamphlet politique, le film des réalisateurs de l’émission Groland ressuscite finalement une idée toute simple : l’importance de la redistribution des rôles et des ressources.

Le bon, la brute et le cinglé : le western critique de la société moderne

Le Bon, la brute et le cinglé

Les meilleurs westerns sont ceux qui questionnent les fondements de la société américaine moderne, et par extension le modèle de démocratie qui s’est répandu dans le monde tout au long du XXe siècle : le monopole de la violence légitime par le shérif (La poursuite infernale) le traitement des populations autochtones par les colons (La Flèche brisée, La prisonnière du désert), l’expropriation des petits fermiers par les gros propriétaires (Johnny Guitar, Les portes du paradis), la préférence du public pour le scoop plutôt que la vérité (L’homme qui tua Liberty Valance), etc.

Le « western oriental » du cinéaste coréen Kim Jee-Woon, Le bon, la brute et le cinglé, ne déroge pas à la règle avec son histoire invraisemblable, parodie admirative des films de Sergio Leone, qui oppose trois aventuriers aux motivations diverses à la poursuite d’une carte censée révéler l’emplacement d’un mystérieux trésor. Cette production spectaculaire est aussi l’occasion de retrouver la star du cinéma coréen, Song Kang-Ho (ici le Cinglé), interprète des deux chefs-d’œuvre de Bong Joon-Ho, Memories of murder (le film qui tua le genre « tueur en série » en s’inspirant de l’histoire du premier tueur en série que connut la Corée du Sud, sur fond de transition entre la dictature et la démocratie) et The Host (la lutte d’une famille de Séoul contre un monstre issu de manipulations génétiques).

La course-poursuite est dès le départ placée sous le signe du politique avec le cri de « Vive la Corée libre » lancé par le Cinglé aux officiers Japonais qui occupent la Mandchourie des années 30. Le jeu de massacre emprunte à l’esthétique des cinémas d’action américain (Indiana Jones, Kill Bill) et Hongkongais pour s’achever sur l’un de ces duels qu’affectionnait tant le maître italien du western spaghetti. Mais les aventuriers s’effacent alors face à un trésor plus puissant qu’eux, à l’origine de si nombreux conflits du XXe siècle, comme les héros d’Il était une fois dans l’Ouest laissaient place à l’arrivée du train et des hommes d’affaires. Les majors hollywoodiennes se plaignent depuis plusieurs années de perdre des parts de marché dans l’Asie du sud-est au profit du cinéma coréen. Le cinéma populaire français serait bien inspiré d’étudier les recettes du cinéma sud-coréen qui conjugue le sens du spectacle à des problématiques adultes.

Les plages d’Agnès Varda : les captives divines qui suivent notre chance

Les Plages d'Agnès - Agnès Varda

L’eau et les rêves s’épousent merveilleusement dans Les plages, le dernier film de la plus proustienne des cinéastes français, Agnès Varda, qui nous mène dans cette autobiographie poétique des plages de la Belgique de son enfance à celles de Sète et de l’adolescence, aux rivages de la Seine à l’âge adulte, puis de la Californie au temps du succès, et enfin de Noirmoutier à l’heure du souvenir.

La cinéaste choisit dès le départ de filmer la Mer du Nord depuis d’innombrables miroirs qu’elle parsème sur la plage. Chaque image de l’Océan se réfléchit alors comme un souvenir pris dans les filets de la mémoire.

Il sera difficile au spectateur contemporain d’imaginer le combat de cette femme pour conquérir sa place dans le milieu macho du cinéma des années 50, grâce au coup de pouce de Jean-Luc Godard qui la présente au producteur d’A bout de souffle pour lui permettre de réaliser son premier chef-d’oeuvre, Cléo de cinq à sept. Mais il est bien question ici de la lutte des femmes pour le droit à disposer de leur propre corps et pour affirmer leur place dans la société, en compagnie de la regrettée Delphine Seyrig (l’inoubliable Fabienne Tabard de Baisers volés et la fée de Peau d’âne). Et puis Agnès Varda est la femme qui aima un homme, l’inoubliable Jacques Demy (Les demoiselles de Rochefort), dont les trahisons n’ont pas entamé l’inaltérable souvenir du bonheur partagé.

Chris Marker, ami de la cinéaste, se demandait dans son film Sans soleil comment faisaient les hommes pour se souvenir avant l’invention du cinéma, avant de remarquer que ce rôle devait être occupé par la Bible. Le film d’Agnès Varda parle aussi de l’urgence qu’il y a à prendre une caméra pour filmer l’expression des gens que l’on aime, et l’humeur de son époque, avant qu’il ne soit trop tard. Dans Elle et lui, la mère de Cary Grant expliquait à Deborah Kerr qu’il fallait vivre pour se créer des souvenirs avant de se retirer dans une maison aussi bien rangée que la sienne. Agnès Varda vit dans le cinéma à présent qu’elle est entourée d’aussi beaux souvenirs et d’une famille attachante. Viellissez en paix, Madame Varda, nous vous aimons.

Le chant des mariées : Juifs et Musulmans du Maghreb à la croisée des chemins

Le Chant des mariées - Olympe Borval

Aucun film n’avait jusqu’à présent mieux décrit que Le chant des mariées de Karin Albou la douloureuse séparation, accélérée durant la seconde guerre mondiale, du destin des Arabes et des Juifs du Maghreb, qui vivaient pour la plupart sur les mêmes terres depuis de très nombreux siècles, et s’exprimaient dans la même langue, l’Arabe.

Cette histoire d’amitié réunit à Tunis en 1942 deux jeunes femmes pauvres qui ont grandi dans la même cour, Myriam la Juive (Lizzie Brocheré), qui sera mariée contre son gré à un riche médecin (Simon Abkarian) qui aurait l’âge de son père, et Nour la Musulmane (Olympe Bourval), amoureuse d’un jeune homme qui trouve auprès des Allemands qui occupent la Tunisie un espoir d’indépendance pour son pays, quitte à se débarrasser des Juifs jugés trop assimilés aux Chrétiens.

Handicapée par le manque de moyens pour décrire l’invasion allemande de la Tunisie, la réalisatrice privilégie des moyens radicaux, et la transposition d’un discours d’Hitler sur une série de photographies éloquentes, comme ce terrible morceau de musique de John Zorn (Kristallnacht) qui superposait de la musique Klezmer sur les incantations haineuses du chef du nazisme.

Mais il est surtout question ici de la sensualité du corps des femmes du Maghreb, depuis la danse du ventre qui inaugure le film jusqu’à la nuit de noce des jeunes époux, en passant par les mystères du hammam, et l’épilation au caramel du pubis de la jeune Myriam, où l’on voit les femmes reproduire les instruments de la violence des hommes à l’égard des autres femmes.

Le père de la belle Nour (« Lumière » en arabe) invite sa fille qui s’engage dans une lecture rigoriste du Coran, à relire la prophétie de la seconde sourate dite de la Vache : « Ceux qui croient, ceux qui suivent le Judaïsme, les Chrétiens, les Mandéens, quiconque croit en Dieu et au Jour dernier, effectue l’œuvre salutaire, ceux-là trouveront leur salaire auprès de leur Seigneur. » Karin Albou rappelle avec Le chant des mariées que la mélancolie d’une union prouve qu’elle est encore possible.

La farce des Frères Coen est-elle le bilan bouffon des années Bush ?

Burn After Reading - Frances McDormand et Brad Pitt

Si le fait d’avoir évité une paire de chaussures de taille 44 est le dernier acte héroïque de George Bush, le film des Frères Coen Burn after Reading, farce délirante qui oppose des agents bureaucrates et idiots de la CIA, dont John Malkovich, à deux minables employés d’une salle de sport (Brad Pitt et Frances Mc Dormand), et un sinistre dragueur du Ministère des Finances (George Clooney), est peut-être le bilan des huit années du règne de celui que même les Américains surnomment désormais le « plus mauvais président de l’histoire des Etats-Unis ».

Deux minables employés (dont Brad Pitt, hilarant) d’une salle de sport tentent de marchander la disquette égarée par la femme d’un agent secret de second rang. L’histoire sert rapidement de macguffin, comme dirait Hitchcock, pour décrire ce qui intéresse véritablement les Frères Coen : un festival d’imbécilité et de lâchetés. Burn after Reading a trop de longueur et de raccourcis pour faire un grand film, mais il faut voir John Malkovich mimer la crucifixion, George Clooney construire un siège à onanisme en guise de cadeau d’anniversaire pour sa femme, et Brad Pitt danser la techtonik, pour se dire que le monde est peut-être tout simplement devenu fou, et qu’il faut préférer le burlesque à la métaphysique si l’homme est devenu à ce point désespérant.

Charlie Chaplin a rendu leur dignité aux perdants, et les frères Coen leur ont rendu leur honneur, en soulignant à chaque fois que les grands de ce monde sont bien plus dangereux que toutes les mesquineries des petits. Frances Mc Dormand, qui sauvait déjà le jeu de massacre de Fargo, pour lequel elle reçut l’Oscar, survole encore ce festival de beaufs libidineux mais cette fois-ci, sa seule revendication consiste à obtenir les moyens de s’offrir les mensurations idéales. Vivement les robots !

Sans Lawrence d’Arabie ni aucun film de femme, la liste des 100 meilleurs films des Cahiers est-elle obsolète ?

Cléo de 5 à 7 - Corinne Marchand

Le très sérieux quotidien britannique The independent s’émouvait le 21 novembre dernier de ce que la liste établie par les Cahiers du cinéma des 100 meilleurs films de l’histoire du cinéma ne comprenait aucun film britannique, même pas Lawrence d’Arabie, réalisé par le cinéaste anglais David Lean, pour une production hollywoodienne de Sam Spiegel, pourtant classé 8e plus grand film de tous les temps par l’American Film Institute.

Mais il est une autre absence qui ne manque pas d’étonner dans cette liste établie par un jury de 78 critiques et historiens du cinéma, c’est celle d’aucun film réalisé par une femme, ni par la réalisatrice américaine de films indépendants des années 50, Ida Lupino, ni surtout par Agnès Varda, plus proche de l’esthétique des Cahiers du Cinéma, qui a pourtant contribué au lancement de la Nouvelle Vague, mouvement qui compte pas moins de neuf films dans le classement (Le mépris, La maman et la putain, Hiroshima mon amour, etc.), avec le court-métrage La pointe courte (1954), qui a réalisé au moins un chef d’oeuvre du mouvement avec Cléo de cinq à sept (1962), et est l’auteur de l’un des plus beaux films de la décennie avec Les glaneurs et la glaneuse (2000).

Il est vrai que la liste semble par plusieurs aspects avoir été établie à l’heure glorieuse des Cahiers du cinéma, lorsque ses anciens et prestigieux rédacteurs, François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Eric Rohmer, réalisaient leurs chef-d’oeuvres des années 60 ou 70, puisque la liste comprend un seul film des années 80 (Fanny et Alexandre de Bergman), un film des années 90 (Van Gogh de Pialat) et deux films des années 2000 (Mulholland Drive de Lynch et Parle avec elle d’Almodovar).

La liste établie par les Cahiers du cinéma n’est pas chauvine puisqu’elle accorde une large place aux cinématographies américaine, allemande, italienne, russe, japonaise, suédoise ou indienne, mais un célèbre mot de François Truffaut (”il n’y a pas de cinéma anglais”) semble avoir condamné la considération du cinéma britannique en France.

L’absence de Lawrence d’Arabie de la liste s’avère plus problématique. Le film est sans doute trop classique d’un point de vue formel pour une liste qui met en avant, comme c’est l’usage en France, les films révolutionnaires, c’est-à-dire ceux à partir desquels on-n’a-plus-jamais-filmé-comme-avant, mais le film de David Lean qui raconte l’histoire de l’aventurier anglais qui fédéra les tribus arabes dans la lutte contre l’Empire turc, a eu une influence considérable sur le cinéma des années 60 à nos jours, dont l’on retrouve les traces dans des films aussi artistiques que 2001 de Kubrick ou Gerry de Gus Van Sant, ou populaires comme la trilogie des Indiana Jones réalisés par Steven Spielberg. En outre, Lawrence d’Arabie pose comme aucun autre film de la liste des Cahiers, la question des rapports entre l’Occident et une autre culture (à l’exception peut-être de La prisonnière du désert de John Ford, qui place l’Amérique chrétienne face à ses responsabilités dans l’extermination des Indiens, mais dans le strict cadre de ce pays), en l’occurrence les Arabes et les Bédouins d’Orient. La question des interactions entre cultures sera pourtant le sujet essentiel du XXIe siècle, qui assiste à la fin de la suprématie de l’occident chrétien par l’arrivée de la Chine et de l’Inde au premier rang des puissances économiques mondiales.

L’absence d’aucun film réalisé  par une femme de la liste n’est  pas moins étonnante car le XXe siècle a été celui de l’épanouissement des femmes dans leur vie professionnelle et privée, et si de nombreux cinéastes masculins ont rendu compte de l’évolution de la place des femmes de la société au cours du siècle, nul doute que le fait que des femmes réalisent leurs propres films n’ait modifié la manière dont le cinéma aborde la question du désir et de la place des femmes dans notre société. A ce titre, les films d’Agnès Varda ont eu une influence considérable sur la génération de femmes cinéastes contemporaines, qui font souvent référence à leur glorieuse aînée.

Il est vrai que l’analyse de l’histoire du cinéma par la question du genre et des peuples relève davantage de la tradition anglo-saxonne, si commodément critiquée en France, et dont les racial and gender studies ont orienté depuis quelques dizaines d’années la critique vers une voie plus empiriste, et moins universaliste, que la tradition française. Car si chacun peut refaire à loisir sa liste des 100 meilleurs films de l’histoire, les amateurs du célèbre magazine cinéphile sont aussi en droit d’attendre que ses exigences s’inscrivent au coeur du mouvement du monde.

Mascarades de Lyes Salem : pour le plaisir du sourire de l’Algérie

Mascarades

Cette histoire de macho ordinaire dont la moustache et le jogging de classe internationale lui confèrent le caractère inoffensif et le ridicule de Charlot, vivant dans un village reculé de l’Aurès, qui invente un fiancé richissime à sa jeune sœur Rym pour se venger du sort et des moqueurs, apporte de bonnes nouvelles aux amoureux du soleil et des sourires de l’Algérie.

Les esprits chagrins soutiendront sans doute que la comédie de Lyes Salem ne reflète pas la situation difficile de millions d’Algériens, sans parler de leurs femmes, mais après tout la fin des Temps modernes de Chaplin ne reflète pas la situation des millions de célibataires qui vivaient dans les années 30, pas plus que celle des millions de célibataires d’aujourd’hui.

Lyes Salem a le sens de la mise en scène de l’émir Kusturica pour glisser sa caméra des situations les plus sordides à la joie d’une jeune mariée, « déshonorée » comme dit son frère odieux, mais virginale dans sa robe rayonnante de blanc, pour évoluer des mensonges et des lâchetés des villageois au sublime des paysages montagneux et accidentés de l’Aurès filmés comme la Monument Valley dans les westerns de John Ford (mais après tout un autre franco-algérien, le chanteur de rock Rachid Taha, prétendait que tous les films étaient des westerns), pour oublier, le temps de trois accords d’oud et d’un rêve de la jeune femme narcoleptique, la corruption et les espoirs déçus. Face à cela, à tout cela, une caméra, promesse de soleil levant.

Lola Montès d’Ophuls : les femmes, oubliées de l’Histoire

Martine Carol - Lola Montès

La longue liste des amants (Franz Liszt, Alexandre Dumas fils, le Roi Louis Ier de Bavière, etc.) que connut la courtisane Lola Montès au XIXe siècle permet de comprendre que c’est bien leur point commun qui intéresse le cinéaste Max Ophuls en 1955, en l’occurrence leur femme, ou plus généralement les femmes, oubliées de l’Histoire écrite par des hommes, mais immortalisées dans l’autre histoire plus souterraine des désirs et des secrets que l’esthète peut retrouver dans les galeries de portraits et de nus féminins des musées, ainsi que dans les notes et les mots des artistes musiciens et lettrés inspirés par leurs muses.

La sortie en copie restaurée de Lola Montès est un événement d’autant plus important que ce film est l’un des plus incompris de l’histoire du cinéma. Cette superproduction qui réunissait la star éphémère des années 50, Martine Carol, dont la photographie a depuis longtemps disparu des chambres d’adolescent(e)s, mais aussi les stars masculines Peter Ustinov, Anton Wallbrook, ou Oskar Werner, qui semblait déjà prêt à devenir le Jules du film de François Truffaut, sept ans plus tard, est à l’origine d’un scandale au moins équivalent à certains de ceux que provoqua la célèbre courtisane en son temps : avant-première houleuse, manifestations devant les salles, insuccès public, charcutage de la version du cinéaste par les producteurs, etc.

Il est vrai que la forme de Lola Montès a de quoi dérouter, l’histoire étant racontée depuis un cirque dans lequel la courtisane finit ses jours, chaque moment fort de la vie de l’héroïne donnant lieu à de somptueux flashbacks qui donnent la mesure du sens de la chorégraphie du cinéaste de La ronde et du Plaisir, notamment lorsque l’ensemble du personnel d’un château du Roi de Bavière court à la recherche d’une aiguille et d’un fil, à la demande de Lola.

La mise en abîme du film dans le film, et de la vie dans le spectacle, semble avoir été un mode d’expression courant dans le cinéma de l’après-guerre, puisqu’on le retrouvait notamment dans Le carrosse d’or (1953) de Jean Renoir, qui racontait les aventures d’une troupe de commedia dell’arte menée par Anna Magnani, qui comme Martine Carol déchaînait les passions des hommes. Il est possible que cette méthode qui consistait comme Shakespeare à voir le monde comme un vaste théâtre dans lequel chacun joue la comédie était inspirée aux deux cinéastes par les terribles conséquences de la seconde guerre mondiale, qu’ils durent chacun fuir pour l’Amérique, Max Ophuls pour être juif et Jean Renoir pour être pacifiste.

Dans Lola Montès, la mise en abîme se conclut tragiquement avec une Lola en cage, donnant aux hommes des rêves à un dollar, symbole probable de l’amertume du cinéaste dont c’était le dernier film, qui soulignait ironiquement que tous les rêves du monde pouvaient finir en soirée à dix dollars l’entrée dans le cinéma du quartier. Mais les enfants d’Ophuls, en particulier François Truffaut et Woody Allen, ont libéré la parole des femmes dans le cinéma des années 60 et 70, avant que des générations de femmes ne saisissent à leur tour une caméra pour raconter la seconde moitié de l’Histoire de l’humanité.