Wall-E, ou comment filmer l’humanité des robots

“Le progrès : trop robot pour être vrai.”

Jacques Prévert

Après avoir réalisé Le monde de Nemo et produit Ratatouille pour le studio Pixar, le dernier film d’Andrew Stanton, Wall-E, raconte une histoire d’amour entre un robot chargé de trier les déchets laissés par les humains qui ont quitté la Terre transformée en une vaste décharge depuis huit cents ans, et un robot femelle envoyé en mission sur terre par ces mêmes humains pour trouver une trace de photosynthèse, afin d’y permettre leur retour.

Après avoir effrayé les humains en étant utilisés dans le cinéma comme une métaphore du nazisme (Métropolis), du communisme (La guerre des mondes), ou du taylorisme déshumanisant (Les temps modernes), les robots se sont progressivement humanisés, à partir du moment où leur enveloppe a pris une apparence charnelle. On a ainsi vu Harrison Ford tomber amoureux d’une femme robot (Blade Runner), un robot futur gouverneur de la Californie envoyé sur terre pour exterminer l’humanité (Terminator), le même robot défendre l’humanité contre un robot plus sophistiqué que lui (Terminator II), un robot sauver, en apprenant sa part d’humanité avant de mourir, la vie d’un homme qu’il s’apprêtait à tuer (re-Blade Runner).

Mais la plus grande lutte entre l’humanité et les robots a été exposée dans 2001, L’Odyssée de l’Espace, auquel Wall-E rend hommage de plusieurs manières (emploi de la musique de Strauss Ainsi Parlait Zarathoustra au moment où l’humanité, réduite au stade de légume obèse, se remet à marcher, centre du gouvernail en forme d’oeil rouge comme HAL dans le film de Kubrick, etc.). Dans 2001, HAL (soit une lettre de moins qu’IBM, le monopole informatique de l’époque), l’intelligence artificielle du vaisseau chargé d’une mission de reconnaissance d’une forme de vie extraterrestre aux confins de l’univers, en prenait le contrôle avant que le pilote ne reprenne le dessus en détruisant progressivement sa mémoire, jusqu’à ce que l’ordinateur ne sache plus que réciter une comptine.

L’originalité de Wall-E tient au fait que le robot trieur de déchets a développé son humanité en s’inspirant des émotions humaines, notamment l’amour dont il prend connaissance en diffusant en boucle les images d’une comédie musicale. Son exploration des curiosités humaines abandonnées sur terre (le soutien-gorge, la bague de fiançailles, le fouet de cuisine, etc.) contient quelques trésors d’imagination et de drôlerie. Même si l’humanité en vient à perdre sa raison de vivre, Wall-E assure finalement de la poursuite de la transmission et des émotions par d’autres moyens.

Gomorra, ou pourquoi Scarface a triomphé du Parrain

“Le monde est un bordel dans lequel naissent de petits enfants.”

Un musicien de jazz dans La Petite de Louis Malle

Gomorra de Matteo Garrone, d’après l’enquête menée par Roberto Saviano au coeur de la mafia napolitaine, la Camorra, rappelle sous forme d’antithèse du Parrain que les mafieux sont des beaufs violents et dangereux, inélégants et racistes, dont le pouvoir s’étend sur une grande partie de la société napolitaine, des retraités et femmes dont l’époux est en prison, jusqu’aux principaux édiles politiques de la région.

Ce portrait croisé d’itinéraires mafieux, du jeune en quête de pouvoir qui se prend pour Tony Montana, le héros de Scarface, au caïd qui fait régner l’ordre dans sa région et à l’homme politique qui entretient le système, dresse un constat désespéré mais lucide du pouvoir de la Camorra au coeur de l’Europe, au sein de l’organisation la plus meurtrière de notre continent, dont l’activité a occasionné la mort de plus de 4 000 personnes depuis plus de trente ans.

Gomorra prouve finalement que les mafieux sont plus proches de Scarface que du Parrain, même si la plupart n’atteindront même pas la fortune du premier pour cause de mort prématurée. Les quelques rescapés du système devront se contenter de petits boulots: l’homme politique véreux intime l’ordre à son assistant qui le quitte car il ne supporte plus ses méthodes “d’aller faire des pizzas”. La meilleure scène du film est sans doute celle où un ex-artisan de haute couture, devenu routier après avoir manqué de se faire tuer par la mafia, découvre à la télévision la robe qu’il a cousue dans des conditions très difficiles portée par Scarlett Johansson, qui illumine les marches du Festival de Venise.

Depuis la parution de son enquête, Saviano vit sous protection judiciaire. De Citizen Kane à Gomorra, le cinéma est finalement indispensable chaque fois qu’il permet d’ébranler les certitudes qui régissent l’ordre du monde.

 

Batman sur un air de Shakespeare

“Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.”

Hamlet de Shakespeare

“Ou tu meurs en héros, ou tu vis suffisamment longtemps pour t’avilir.”

Aaron Eckhart dans Batman, Le chevalier noir, de Christopher Nolan

Il est désormais admis que la comédie de moeurs descend de Molière et que le film épique américain est l’héritier de Shakespeare, et il est réjouissant de constater que Batman de Christopher Nolan explose les compteurs du box-office avec des intentions aussi sombres que d’explorer les mauvaises intentions des héros censés défendre le royaume du bien.

On aura compris qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de l’Oncle Sam depuis que l’invasion irakienne s’est transformée en un fiasco doublé d’un mensonge politique, mais le film de Christopher Nolan vaut surtout pour ce Joker halluciné, porté par ce génial acteur célébré trop tardivement, Heath Ledger (qui arrachait les larmes dans Le secret de Brodeback Mountain lorsqu’il acceptait de venir au mariage de sa fille, alors que la culpabilité résultant de son homosexualité lui interdisait d’être heureux), qui fait tout pour démontrer aux autres qu’il n’est pas plus mauvais qu’eux, que le choix du bien et du mal dépend pour beaucoup des circonstances (dans une scène étonnante où il explique aux passagers de deux ferrys, l’un rempli de citadins, l’autre de prisonniers, qu’ils doivent faire exploser l’autre bateau pour survivre), et pour faire admettre à Batman qu’il ne pourrait pas vivre sans lui.

Enfin, Christopher Nolan, auteur du scénario de son film, n’a pas peur de faire du cinéma cultivé et musclé, à une époque où la notion d’intellectuel est presque devenue une insulte. “Ce qui ne détruit pas rend… étrange” explique le Joker à un otage courageux auquel il laisse la vie sauve, parodiant la célèbre phrase de Nietzsche (“ce qui ne détruit pas rend plus fort”). L’horizon de Louis Leterrier dans L’incroyable Hulk s’arrêtait aux années 90 (Banlieue 13, Reservoir Dogs de Tarantino, King Kong de Peter Jackson, etc.), alors que Christopher Nolan maîtrise ses classiques (L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford, James Bond, Les choses de la vie, Seven, etc.). Ce qui nous rappelle que la culture cinématographique ne suffit pas pour faire des chef-d’oeuvres, mais qu’il n’existe pas de chef d’oeuvre inculte.