Steven Spielberg en famille

Quand on va voir un tableau, on ne dit pas : “Ah, c’est très bien, mais le coin gauche, je ne l’aurais pas peint comme ça !” Non, si on aime le tableau, c’est que le coin gauche, peut-être moins aisé à regarder, résonne avec le reste. Et que le tableau ne saurait exister sans ce coin gauche. Alors voilà, si on aime Jacques Becker, par exemple, on se rallie à lui, on mise sur lui.”

Arnaud Desplechin, interview dans Télérama, mai 2008

Le dernier Indiana Jones n’est pas un film aimable tant il semble tendre le bâton pour se faire battre (effets spéciaux numériques laids, seconds rôles bâclés, invraisemblance du récit, etc.), et cela semble fonctionner puisque les critiques s’en donnent à coeur joie. Il est donc bien plus intéressant de chercher ce qui est sympathique dans ce premier film “détendu” de Steven Spielberg depuis la suite de Jurassic Park, Le monde perdu, il y a onze ans. Depuis, il s’était plongé dans l’esclavage des Noirs d’Afrique (Amistad), la violence du débarquement en Normandie en 1944, et donc de la guerre (Il faut sauver le soldat Ryan), la détresse d’un robot qui ne comprend pas pourquoi sa mère ne l’aime pas (Intelligence artificielle), la condamnation de la peine de mort (Minority Report), la solitude d’un sans-papier dans un grand aéroport international (Le Terminal), la manière dont l’Etat retourne un petit escroc pour protéger ses citoyens (Arrête-moi si tu peux), la guerre de l’Amérique contre elle-même (La guerre des mondes), et la spirale désastreuse de la vengeance entre Israéliens et Palestiniens (Munich).

Il faut donc voir Indiana Jones IV comme une pause et un bilan, après une décennie impressionnante d’engagement artistique et politique. Après tout, il n’est pas le premier cinéaste important à réaliser un film sans autre enjeu que l’amusement, pour répondre à une commande de producteurs, comme l’ont fait avant lui François Truffaut pour L’amour en fuite (les aventures d’Antoine Doinel IV ou V si l’on prend en compte le court métrage Antoine et Colette), Francis Ford Coppola avec Le Parrain III ou même Peter Jackson avec King Kong.

Et il ne faut pas s’interdire ce plaisir teinté de mélancolie qui prend, dans le film, à la vue des photos de Sean Connery, père d’Indiana Jones dans le troisième épisode, ou de Denholm Elliot, compère de l’archéologue dans les premier et troisième épisodes, ou lors de l’arrivée de Karen Allen, qui était l’une des plus fortes femmes de l’univers spielbergien dans Indiana Jones et les aventuriers de l’arche perdue.

Il est une fois de plus question de famille dans ce film puisque ce thème traverse toute l’oeuvre de Spielberg, et même de paternité puisque Harrison Ford s’y découvre un fils, qui n’a malheureusement pas le charisme de River Phoenix, Casey Affleck ou Leonardo Di Caprio. Mais la véritable famille d’Indiana réside dans les objets qu’il poursuit jusqu’à l’obsession, dans cette quête de l’histoire et du troisième type qu’Indiana rencontre dans ce quatrième opus.

La présence d’extra-terrestres dans les terres de l’archéologue en surprendront plus d’un, mais Steven Spielberg fait partie de cette génération de cinéastes qui a été traumatisée par 2001, L’odyssée de l’espace en 1968, et qui a compris qu’après la conquête de l’espace la seule aventure exceptionnelle de l’homme ne serait plus que dans la rencontre entre l’homme et une espèce extra-terrestre. Les cyniques peuvent ricaner, mais l’extraterrestre est depuis l’invention de la science-fiction la plus formidable métaphore de l’autre, de l’étranger. Accueillantes dans Rencontres du 3e type et E.T., les créatures de l’autre monde étaient devenues menaçantes dans La Guerre des mondes, où elles tendaient un miroir peu reluisant à l’homme. Indiana est essoufflé, mais il sait désormais que le désir de possession est une passion vaine.

Arnaud Desplechin au royaume de l’inconnaissance

Nous restons nécessairement étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes, pour nous vaut de toute éternité la formule : “chacun est à soi-même le plus lointain.” Frédéric Nietzsche, première page de La Généalogie de la morale, phrase lue par Jean-Paul Roussillon dans Un conte de noël.

Le dernier film d’Arnaud Desplechin, Un conte de noël, pose des questions absolument passionnantes sur la frontière qui sépare pour certains le cinéma d’auteur du cinéma de genre. Car s’il est entendu que les films d’Arnaud Desplechin (Comment je me suis disputé… Esther Kahn, Rois et Reines) appartiennent à cette tradition française du cinéma de chambre, il n’en est pas moins vrai que ses deux derniers films au moins (Rois et Reines et Un conte…) ont pris un rythme et une allégresse qui intègrent des éléments du cinéma de genre dans sa narration (une fusillade dans l’épicerie familiale de Rois et reines, et dans Un conte de noël la bagarre de cuisine entre Hippolyte Girardot et Mathieu Amalric, comme si l’on était dans le saloon d’un vieux western).

Les âmes chagrines qui ont besoin de mettre en boîte l’imaginaire en collant des étiquettes aux moindres manifestations du réel seront bien malheureuses face à un objet aussi étonnant que ce Conte de noël, qui réunit une fratrie (Mathieu Amalric, Emmanuel Devos, Melvil Poupaud, Anne Consigny, Chiara Mastroianni) autour d’une mère de famille atteinte d’un cancer (Catherine Deneuve, envoûtante et ironique). On y verra Mathieu Amalric descendre les murs de sa maison en les escaladant comme Jason Bourne, alors que son père lui conseille d’emprunter l’escalier, Anne Consigny bannir son frère comme dans une mythologie grecque sous prétexte qu’elle le hait, et Chiara Mastroianni faire l’amour avec son ami d’enfance dans la chambre qui jouxte celle de son mari interprété par Melvil Poupaud, lorsqu’elle apprend que le premier a laissé la place à l’autre alors qu’il était éperdument amoureux d’elle.

Un conte de noël pourrait s’appeler Dieux et Déesses tant Arnaud Desplechin filme ses comédiens en multipliant les contre-plongées (encore une fois, comme dans de nombreux westerns, où le héros est l’égal des dieux), en leur conférant un statut mythologique ou en les dessinant, par la lumière d’Eric Gautier, comme des personnages issus des peintures et des sculptures du Quattrocento. Il faut voir la tendresse amoureuse avec laquelle la caméra s’attarde sur la sensualité de Chiara Mastroianni qui se déshabille lentement sous les yeux de son amant pour comprendre l’importance de ce cinéaste bouillonnant et ambitieux qui utilise toutes les possibilités du cinéma pour mieux exprimer cette humilité face au réel qui est l’essence même de l’art.

Albert Dupontel est-il mon père ou mon frère ?

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.”

Jean de La Fontaine, Fables (Le loup et l’agneau)

Parmi les nombreuses raisons de voir Deux jours à tuer de Jean Becker, dont la tendance à l’illustration cache trop souvent le talent du cinéaste de L’été meurtrier, la présence d’Albert Dupontel dans un rôle de publicitaire qui quitte métier, femme, enfants et amis sur un coup de tête n’est pas la moindre. Jean Rochefort n’est pas le seul à m’avoir demandé quel était mon lien de parenté avec l’acteur depuis la sortie d’Irréversible. Je pourrais toujours proposer au comédien de jouer sa doublure ou son sosie lorsque les temps deviendront durs, mais je ne peux m’empêcher pour le moment d’étudier passionnément le parcours de ce double cinématographique qui a été l’un des premiers à évoluer du one-man-show au cinéma indépendant puis populaire, en passant par la télévision.

Il est de bon ton de reprocher à Albert Dupontel de décliner dans ses films le personnage de misanthrope qu’il a popularisé dans ses spectacles et à la télévision, mais si le rôle du cinéma consiste à dévoiler les mécanismes qui régissent l’ordre du monde, alors on ne peut pas reprocher à Louis de Funes d’avoir prouvé dans La folie des grandeurs, La grande vadrouille ou Le corniaud que la méchanceté était l’arme préféré des faibles. Et peu de comédiens-cinéastes français peuvent se vanter d’avoir depuis dix ans défendu une filmographie aussi audacieuse, qui évoque le cloisonnement des classes sociales (Irréversible), la situation des SDF avec un humour qui rappelle Chaplin (Enfermés dehors), les horreurs commises par l’armée française durant la guerre d’Algérie (L’ennemi intime) ou aujourd’hui la lente contamination des âmes par la puissance de l’argent (Deux jours à tuer).

L’impression de malaise qui ressort de la première demi-heure du film de Jean Becker est entièrement portée par l’interprétation d’Albert Dupontel, qui s’en prend méchamment à tous ceux qui croisent son chemin, collègues de bureau, femme, enfants, ami, voisins, etc. On ne taira pas non plus tout le bien que l’on pense également de la comédienne québécoise Marie-Josée Croze (déjà superbe dans Les invasions barbares, Munich et Le nouveau protocole), qui interprète la femme du publicitaire dépassée par les événements mais trop amoureuse de son ours de mari pour cesser de l’aimer. Alors que le cinéaste nous a habitués à des narrations linéaires parfois trop évidentes, Deux jours à tuer se démarque en ce que la révolte du personnage d’Antoine ne semble pas mue par une simple dépression, comme nous le fait comprendre la suite du film que nous ne dévoilerons pas. Il convient juste de souligner qu’une chanson de Serge Reggiani clôt le film avec une puissance d’émotion dont on aimerait voir le cinéma français plus souvent capable.

Les moissons

Court-métrage, en tournage du 17 au 21 mai 2008 en Bretagne. Leïla Feraoun, une jeune ingénieure en stage chez un agriculteur breton, découvre que celui-ci est accusé de la mort d’un jeune homme dont le corps a été retrouvé sur sa propriété… 

Festival de Cannes : autant en emporte la narration

Alors que le cinéma hollywoodien classique s’appuie sur des techniques de narration qui favorisent la linéarité, selon une logique de cause à effet, le développement des personnages et un style qui soutient la progression narrative et la chute, le cinéma d’art et d’essai adopte une forme narrative libre qui détruit la linéarité et la causalité au moyen de techniques comme l’ellipse, le temps mort, des personnages dépourvus d’objectif, et une fin ouverte.” Angela Ndalianis (in The cinema book, sous la direction de Pam Cook).

La livraison des vingt films de la compétition officielle du festival de Cannes 2008 confirme la vocation de cet événement à plébisciter un cinéma libre, qui se détache des conventions narratives classiques. Même les cinéastes américains qui privilégient la linéarité dans leurs scénarios (Clint Eastwood, Steven Soderbergh dans certains films, James Gray) ont pris l’habitude de détourner les genres auxquels ils s’attaquent de leur vocation première. Ainsi Clint Eastwood dans Impitoyable, réalisait un western qui retournait les deux clichés habituellement attachés au genre (considéré comme raciste et misogyne), en offrant à Morgan Freeman et aux actrices un rôle de premier plan dans son film.

La plupart des cinéastes conviés à cette édition ont pris l’habitude de se détourner des conventions cinématographiques : le cinéaste chinois Jian Zhang Ke (24 City) croisait plusieurs histoires autour de la construction d’un barrage qui détruisait une vallée dans Still life, le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan filmait l’errance d’un photographe à Istanbul dans Uzak (lointain en français), le cinéaste allemand Wim Wenders filmait Bruno Ganz en ange désireux de prendre une enveloppe humaine dans Les ailes du désir, les frères Dardenne, doubles vainqueurs de la palme d’or (pour Rosetta et L’enfant), étudiaient la manière dont un menuisier accueillait l’assassin de son fils en apprentissage dans Le fils.

Il est un film de la compétition 2008 qui a toute notre attention, dont le réalisateur a fait avec Rois et Reines l’un des films français majeurs des dix dernières années, en tout cas un film qui sait aussi bien parler de l’humain comme Ingmar Bergman, tout en s’intéressant à la mécanique des corps comme Steven pielberg et James Cameron (Depleschin cite explicitement Titanic comme un film important). Il faudra donc voir Un conte de noël, avec Mathieu Amalric, Catherine Deneuve et Emmanuelle Devos, comme un sérieux prétendant à la palme, d’autant que le Président du Jury, Sean Penn, a recruté le directeur de photographie fétiche d’Arnaud Depleschin, Eric Gautier, pour son dernier film Into the wild.