Comment parler de 2001, l’Odyssée de l’espace, sans l’avoir vu

“Le dernier film qui a eu un effet d’émerveillement enfantin est 2001 de Kubrick… c’est la dernière rencontre de l’art et du public.”

Serge Daney (ancien critique aux Cahiers du cinéma et à Libération), Itinéraire d’un ciné-fils (1992)

La première fois que j’ai vu 2001, je me suis ennuyé, j’ai trouvé ça surfait. Puis je l’ai revu, et j’ai compris que Stanley Kubrick était au-dessus de moi.

Woody Allen

La sortie d’une copie neuve de 2001, L’odyssée de l’espace (1968) à l’Action Christine à Paris est l’occasion de plonger le regard en grand écran sur ce grand film mégalomane qui reçoit souvent le titre de “plus grand film de l’histoire du cinéma”.

Il n’y a pourtant rien de pire qu’un cinéphile qui coupe la conversation d’un “comment, tu n’as pas vu 2001 ?” et qui passe son temps à “sucer des films”, comme certains historiens dont Albert Cohen disait qu’ils “suçaient des dates”. Après tout, on a le droit de ne pas voir 2001, ou de préférer aux réflexions métaphysiques de ce film le destin contrarié de l’arriviste Barry Lyndon (1975) ou les larmes de la future Madame Kubrick en jeune allemande forcée de chanter devant les soldats français à Verdun, qui la conspuent avant d’être émus par sa douceur à la fin de Les sentiers de la gloire (1957).

2001 est un voyage qui raconte la manière dont l’homme s’est engagé dans la conquête de l’espace et du temps. La première partie intitulée L’aube de l’humanité, dont le dépouillement rappelle Lawrence d’Arabie (1962), nous montre des hommes-singes qui apprennent à servir d’un outil (un os animal) pour se battre et conquérir leur territoire. Kubrick nous montre finalement une espèce qui découvre son humanité en prenant conscience de son pouvoir sur les choses. Le plus célèbre raccord de l’histoire du cinéma fait une transition entre cet os qui vole dans le ciel et une navette spatiale, symbole de la conquête de l’espace.

La seconde partie nous emmène en 2001 donc, vu de 1968, sur la face cachée de la lune, où les hommes ont trouvé un pylône planté dans le sol, d’origine vraisemblablement divine (le même qui pousse les hommes-singes à aller vers leur humanité). Ils déclenchent une expédition vers Jupiter, où le pylône semble émettre des signaux.

La troisième partie sobrement intitulée Jupiter, au-delà de l’infini (éternité dont Woody Allen disait astucieusement qu’elle “était longue, surtout vers la fin”), met en opposition un homme du vaisseau spatial en route vers Jupiter et l’intelligence artificielle de sa navette, HAL (soit une lettre de moins qu’IBM, qui était le grand monopole de l’époque de 2001), qui tente en vain de se débarrasser des hommes. L’homme réussit à reprendre le contrôle de la machine avant de voyager dans le temps pour revenir, comme Ulysse d’une autre Odyssée, aux origines, c’est-à-dire dans le ventre de sa mère.

C’est sans doute la plus grande nouvelle apportée par 2001, ce foetus astral qui clôt le film, qui nous rappelle que la seule éternité qui nous sera jamais accessible sera celle des générations qui nous survivront.

La compassion est-elle le secret de la boîte magique de Jean Renoir ?

La pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce.”

Jean-Jacques Rousseau, Discours de l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755)

 “Le problème sur terre, c’est que chacun a ses raisons.”

Jean Renoir, La règle du jeu, 1939

 “La division des hommes en fascistes et communistes ne signifie rien du tout. Le fascisme, comme le communisme croit au progrès… pourtant, dans les cas extrêmes, il faut bien prendre position. Si c’était à refaire, mis au pied du mur, je prendrais position pour le communisme parce qu’il me semble que les tenants de cette doctrine ont une conception plus honorable de l’être humain.

Jean Renoir

La diffusion d’une vingtaine de films de Jean Renoir (1894-1979) à l’Action Christine à Paris offre l’opportunité de voir ou revoir les grands beaux films de cet humaniste que les cinéastes de la Nouvelle Vague appelaient le patron, mais aussi de comprendre à quel point son oeuvre est marquée par la notion de compassion, comme si l’ensemble de ses personnages ne trouvaient finalement de raison de vivre que dans le fait de compatir à la souffrance de leurs proches ou de ceux qui comptent pour eux.

La compassion est bien le sentiment qui anime les hommes qui décident de laisser Monsieur Lange traverser la frontière à la fin du Crime de Monsieur Lange (1935), lorsqu’ils ont admis les raisons de son crime, Jean Gabin dans La bête humaine (1938) à l’égard de Simone Simon, qui s’ennuie dans les bras de son mari (davantage que la folie de Jacques Lantier, qui est le problème de Zola, pas de Renoir), Jean Gabin de nouveau qui soutient son ami Dalio blessé, alors qu’ils s’évadent d’une prison allemande, mais aussi Pierre Fresnay, qui sait que l’époque de l’aristocratie est révolue, et se fait tuer pour laisser s’échapper ses codétenus dans La grande illusion (1937) Jean Renoir lui-même dans La règle du jeu (1939), lorsqu’il demande à son ami Dalio d’accueillir dans son château ce jeune homme amoureux de sa femme, et Anna Magnani qui fait don à l’église de sa vie et du carrosse d’or qui provoque la discorde entre ses amants prêts à tuer pour conquérir son coeur (Le carrosse d’or contient en 1952 tout le cinéma de Truffaut : une femme entre plusieurs  hommes, l’enfance, la mise en abîme du spectacle et de la vie…).

 Le cinéma étant avant tout affaire de regard, il n’est pas étonnant que Jean Renoir soit à la fois un cinéaste remarqué internationalement (La règle du jeu figure dans la plupart des classements professionnels des dix meilleurs films) et un auteur qui a connu les faveurs du public, son plus grand succès étant La grande illusion, qui eut une influence considérable sur un très grand nombre de cinéastes (Casablanca de Michael Curtiz, film préféré du public américain, peut être considéré comme un hommage à La grande illusion, dont il reprend ironiquement Marcel Dalio en commissaire de Vichy). Comme le suggère le titre de ce grand film, la compassion n’est pas une manière de se bercer d’illusions, mais elle reste le plus beau chemin qui mène de nous aux autres.

L’orphelinat de Bayona : le fascisme, cauchemar d’enfance de l’Espagne

Le loriot entra dans la capitale de l’aube. L’épée de son chant ferma le lit triste. Tout à jamais prit fin.”

 Le loriot (Seuls demeurent), René Char, 3 septembre 1939

 Il semble que l’attachement du cinéma espagnol pour des enfants qui aperçoivent des fantômes date de L’esprit de la ruche de Victor Erice, qui en 1973 racontait l’histoire d’une petite fille qui partait dans la campagne de l’Espagne franquiste à la recherche d’un fantôme après avoir vu Frankestein au cinéma.

 Depuis l’avènement de la démocratie en 1978, mais encore plus depuis quelques années, le cinéma espagnol est peuplé d’enfants qui affrontent leurs démons, que ce soit chez Pedro Almodovar dans La mauvaise éducation (un jeune homme se souvient d’avoir été abusé par un prêtre lorsqu’il était enfant, sous le franquisme), Alejandro Amenabar dans Les autres (pendant la seconde guerre mondiale, Nicole Kidman a peur des fantômes, à moins que ce ne soit l’inverse), Guillermo del Toro dans L’échine du diable (les enfants d’un orphelinat abandonné durant la guerre civile luttent pour leur survie) et Le labyrinthe de Pan (la belle-fille d’un odieux capitaine franquiste pénètre dans un monde merveilleux pour redevenir une princesse), ou aujourd’hui L’orphelinat de J.A. Bayona.

L’orphelinat vaut sans doute moins pour l’originalité de son histoire (qui emprunte beaucoup aux films cités ci-dessus) que pour le talent du metteur en scène à effrayer le spectateur sans recourir à des giclées de sang (l’auteur de ces lignes a passé au moins un quart d’heure à se cacher les yeux et confesse avoir sursauté une dizaine de fois). L’histoire de cette femme, qui tient un orphelinat lugubre, abandonné au bord de la mer, convaincue que son fils qui a mystérieusement disparu n’est pas mort, rappelle les grands succès espagnols de ces dernières années, et la présence de Guillermo del Toro au poste de producteur n’est pas anodine. 

 Mais il est surtout passionnant de constater que l’époque incriminée par ce cinéma espagnol, celle d’où proviennent ses monstres, est toujours le franquisme (dans L’orphelinat, la maison renferme d’horribles secrets qui rappellent l’Opus Dei, secte chrétienne proche de Franco et de l’extrême-droite), cette variation bigote du fascisme qui a sévi en Espagne des années 30 à 1978, jusqu’au dernier soupir de son général Franco (Charlie Hebod titrait “Franco n’est pas mort, il marche jusqu’au cimetière”). Les cinéastes espagnols contemporains, qu’ils aient grandi sous le franquisme comme Almodovar, ou étudié ses méfaits comme le Mexicain Del Toro, Amenabar ou Bayona, nous racontent que le fascisme est un cauchemar d’enfant, le pire qui soit, et qu’il nous convient de préserver chaque jour la démocratie.

 

Le succès des Ch’tis : le cinéma français se rendrait-il compte que Paris n’est pas la France ?

L’intrigue qui réunit un postier, Dany Boon, incapable de dire “merde” à sa mère (Line Renaud), et ce directeur d’agence muté contre son gré dans un village du Nord, Kad Mérad, qui se réjouit que l’éloignement facilite sa réconciliation avec sa femme (Zoé Félix), n’est pas révolutionnaire. C’est plutôt de la mise en scène de cette région par ses habitants (Dany Boon en est originaire) que sortent les meilleures scènes du film. On frise parfois le régionalisme, mais après tout, alors que Kad Merad demande si le “chentre d’Lille” est un fromage qui pue, il s’entend répondre que c’est aussi une belle ville.

La meilleure nouvelle annoncée par le succès du film de Dany Boon (il est impossible de ne pas entendre dire qu’il devrait dépasser, au minimum, le succès de Titanic, en tout cas en France, ou au moins dans le Nord) provient de cette scène dans laquelle Kad Merad, qui interprète un directeur d’agence de La Poste muté dans le Nord, fait visiter à sa femme, une dépressive qu’il préfère tenir à l’écart de sa nouvelle vie, une rue qui ressemble à une caricature du Nord Pas de Calais : grisaille, murs de briques, alcooliques, ventres à bière, et surtout Philippe Duquesne (ex-Deschiens) qui fait semblant de tirer sur les chats pour se nourrir.

 Après une série d’oeuvres qui célébraient depuis le début de l’année 2008 la grisaille de la vie de célibataire neurasthénique à Paris, Bienvenue chez les Ch’tis présente l’avantage de ne pas mentir sur la marchandise. Dany Boon, qui porte toujours aussi bien le K-way, s’impose progressivement comme un nouveau comique, mélange de Bourvil et De Funès, Kad Mérad joue à la fois de sa tendresse (comme dans Je vais bien, ne t’en fais pas) et de son potentiel burlesque. On n’évite pas les gauloiseries, mais on retrouve, dans cet éloge de la camaraderie régionale, le charme de certains Pagnol. Si le cinéma français découvre une région tous les cinquante ans, on aura peut-être droit d’entendre de la cornemuse en 2058.

 

Rembobinez de Michel Gondry : bénis les amnésiques car ils peuvent tout faire

La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien.”

Socrate

Au lieu de dire qu’il n’y a plus de bons films, séchez vos larmes, prenez une caméra et descendez dans la rue.”

François Truffaut, lettre à un critique grincheux

Michel Gondry, sans doute le cinéaste français contemporain le plus inventif avec Jean-Pierre Jeunet, poursuit avec son dernier film, Be kind Rewind, Soyez sympa, Rembobinez, sa réflexion sur la mémoire et la liberté. Son meilleur film à ce jour, Eternal sunshine of the spotless mind, racontait l’histoire d’une jeune femme (Kate Winslet) qui effaçait son ex (Jim Carrey) de sa mémoire grâce à une entreprise spécialisée dans ce genre d’opérations. Jim Carrey n’avait de cesse de la rappeler à ses souvenirs avant d’entreprendre de la reconquérir une nouvelle fois, comme s’ils ne s’étaient jamais connus. Cette belle fable de l’apprentissage du pardon à l’intérieur du couple avait imposé le cinéaste connu jusqu’alors pour les nombreux clips qu’il a réalisés, notamment pour Björk.

Rembobinez met en scène l’un des meilleurs comiques américains, Jack Black (qui justifiait à lui seul le remake de King Kong par Peter Jackson), qui entreprend de refilmer les films (SOS Fantômes, 2001, l’Odyssée de l’espace, Rush hour 2, etc.) du vidéoclub de son pote (Mos Def), après les avoir effacés. Selon un schéma classique du cinéma américain, l’entreprise est évidemment un succès, dont l’intérêt réside pourtant moins dans le slogan bien connu d’une marque américaine de sport (“Tu peux le faire”) que dans la joie avec laquelle les compères comprennent (on pourrait dire “réalisent”) que l’imaginaire n’est jamais mieux utilisé que lorsqu’il sert à créer, et non à copier.

Oublier, effacer, pour mieux recommencer et aborder le monde comme le premier homme. “L’acte est vierge, même répété“, disait le poète René Char. Michel Gondry renvoie le cinéma à un bricolage d’images et d’émotions, comme une invitation au voyage. On sait ce qui nous reste à faire.

 

Paris et nos années Klapisch

Cédric Klapisch, dont le dernier film sort aujourd’hui sur les écrans, est le cinéaste qui a découvert et inventé Romain Duris comme Truffaut a inventé Jean-Pierre Léaud, comme Roger Vadim a inventé Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme. Mais Jean-Pierre Léaud a décliné tout au long de sa carrière d’acteur son personnage originel, Antoine Doinel dans les 400 coups, alors que Romain Duris a évolué sous le regard de cinéastes talentueux.

Nul mieux que Romain Duris n’aura finalement personnifié le jeune homme des années 2000, égoïste (L’auberge espagnole, Les poupées russes), indécis (L’auberge espagnole, Peut-être), roublard et naïf (De battre mon coeur s’est arrêté de Jacques Audiard), internationaliste (L’auberge espagnole, Gadjo Dilo de Tony Gatlif), et à la fois attiré et effrayé par la mort (Dans Paris de Christophe Honoré, Paris).

Klapisch est un amoureux des acteurs qui a révélé, outre Romain Duris, Cécile de France et Kelly Reilly dans L’auberge espagnole et Les poupées russes, Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui dans Un air de famille, Zinédine Soualem dans tous ses films. Il a compris qu’Audrey Tautou aurait une vie après Amélie Poulain, et pour Paris qu’Albert Dupontel (qui me ressemble de plus en plus, à moins que ce ne soit l’inverse) pouvait jouer un séducteur qui rêverait d’embrasser Juliette Binoche.

Paris est un film polyphonique que traversent une pléiade d’acteurs qui se régalent, de Luchini imitant James Brown à Binoche, amoureuse touchante, entamant un strip-tease coquin, en passant par Mélanie Laurent, mutine étudiante s’offrant quelques soirées de plaisir avec son professeur d’université. Romain Duris retrouve la gravité de son personnage de dépressif de Dans Paris de Christophe Honoré. Le nombrilisme inquiet de Xavier (rôle interprété par Romain Duris dans L’auberge espagnole et Les poupées russes) laisse place au ravissement que le mouvement du monde se poursuive après toute disparition. Autrefois, on appelait ça la sagesse.

 

A quoi sert une bicyclette?

En 1903, mon père était allé avec son frère Tonton Pierre dans le Morbihan, ils étaient tombés dans un secteur qui n’avait jamais vu de bicyclette. Les enfants se sauvaient devant eux comme des lapins.

Pierre Millet, Journal d’un charpentier

Il n’est jamais trop tard en notre époque où se profile la pénurie de pétrole de faire l’éloge des deux-roues sans moteur, tricycles et autres bicyclettes. Mais, me direz-vous, que peut-on bien faire d’un vélo dans l’art ?

– Démonter la roue et la fixer sur un tabouret : le ready-made (c’est-à-dire un objet d’art fait d’objets naturels) de l’artiste malicieux Marcel Duchamp sobrement intitulé Roue de bicyclette (1913), exposé au Centre Pompidou à Paris (France), est une étape importante de l’histoire de l’art, par laquelle l’oeuvre perd définitivement tout rôle de représentation du réel, pour laisser place au pouvoir du concept.

– Rappeler un bon souvenir : Dans le Vieux Fusil, après avoir accompli sa vengeance sur les méchants Allemands, Philippe Noiret se remémore les promenades champêtres qu’il effectuait avec sa femme (Romy Schneider) et sa fille, en vélo, avant la guerre. Heureusement que Noiret était là pour venger les millions de Français qui avaient courageusement regardé ailleurs en attendant que ça se passe !

– L’union de l’homme et de la nature : Bruno Dumont, cinéaste passionnant de L’humanité (il est probablement le cinéaste français le plus influent à l’étranger depuis Maurice Pialat), filme en cinémascope son anti-héros Pharaon, petit officier de police chargé de résoudre un crime crapuleux dans le nord, traverser la campagne à vélo pour le pur plaisir des yeux.

– L’exploit sportif : On nous annonce depuis quelques années un film qui adapterait la vie du champion américain de cyclisme Lance Armstrong, ancien malade du cancer, sextuple champion du Tour de France reconverti à la francophobie depuis que ses échantillons d’urine ont révélé que lui non plus ne buvait pas que de l’eau. Il est regrettable que le champion n’ait pas vendu ses droits en incluant ses écarts. Maladie, Triomphe, Rédemption, ça puait l’oscar !