Filmer le merveilleux

“La vie est de l’étoffe dont les songes sont faits” William Shakespeare, La tempête

Le meilleur moyen d’échapper à la brutalité du monde réside dans la continuité entre le rêve et le réel, c’est-à-dire la faculté pour tout individu à s’extirper du réel pour plonger dans ses pensées et inventer un monde meilleur. La représentation du merveilleux est l’une des principales facultés du cinéma, et l’on peut regretter que le cinéma français tende trop souvent à s’enfermer dans le réalisme pour oublier la part de rêve à laquelle aspire le public. Ce merveilleux se manifeste de plusieurs manières.

– La continuité entre le réel et le rêve : Underground (1995) d’Emir Kusturica contient une merveilleuse scène de mariage durant laquelle la mariée est portée en l’air par des machinistes avant de se mettre à voler au milieu de la pièce sans que cela ne heurte la logique. Il n’est pas rare que cette continuité se manifeste lorsque des personnages sont confrontés à un cauchemard, comme Jonathan Pryce dans Brazil (1985) de Terry Gilliam, dont l’esprit s’invente un paradis au moment où il meurt sous le coup de la torture d’une dictature imaginaire, ou la petite fille du Labyrinthe de Pan qui s’invente un monde de fée pour oublier la guerre civile espagnole.

– L’absurde : L’illogique est une des plus belles résistances à un monde qui voudrait tout cadenasser dans les règles des mathématiques et de la logique. Buster Keaton, dans Cadet d’eau douce (1928), réchappe miraculeusement à la chute d’une façade de maison qui lui tombe dessus au cours d’une terrible tempête car il se trouve exactement à l’endroit où se trouve la fenêtre ouverte du mur. Cette sympathie des éléments à l’égard du héros, contre la brutalité des hommes, est un classique du cinéma muet de Chaplin, Buster Keaton ou Laurel et Hardy.

– L’anormale normalité : il est amusant que la langue française prononce de la même manière la normalité et l’anormalité. Tim Burton est l’un des plus grands poètes de l’histoire du cinéma dans la mesure où il a créé son propre univers, dans lequel il est normal qu’un jeune homme ait des mains en forme de ciseaux (Johnny Depp dans Edward aux mains d’argent, 1991). Le talent d’un certain cinéma hollywoodien consiste à utiliser le merveilleux pour faire passer des messages propres au cinéma dramatique. Dans Sixième sens (2000) de Night Shyamalan, Toni Collette refuse de croire que son fils communique avec les morts jusqu’à ce qu’il lui dise que la réponse à la question que posait systématiquement celle-ci devant la tombe de sa mère était “Everyday”, chaque jour. Lorsque l’enfant demande quelle est cette question, la mère répond en larmes qu’elle pose toujours la question suivante devant la tombe de sa propre mère : “Are you proud of me ?” (“es-tu fière de moi”). A-t-on mieux filmé l’amour maternel que par ces deux répliques ?

Vive le pardon (et le film de Mia Hansen-Love), ou comment se débarrasser des passions tristes

Le film Tout est pardonné de Mia Hansen-Love, actuellement sur nos écrans, est un magnifique premier film qui se déroule entre Vienne en Autriche, Paris et la campagne corrézienne. Il y est question d’un père lâche et un peu minable interprété par Paul Blain, qui vit de combines et vole de l’argent dans le portefeuille de sa compagne pour acheter et consommer de la drogue, avant de la tromper avec une junkie, ce qui finira par provoquer le départ de la jeune femme avec leur fille. La seconde partie du film est consacrée aux retrouvailles du père et de la fille, interprétée pour son passage à l’âge adulte par Constance Rousseau, qui offre un très doux visage, que l’on croirait sorti d’un film de Rohmer ou Truffaut, au cinéma.

La tendresse de ce film est incroyablement salutaire à une époque où il est de bon ton de faire preuve de dureté, de froideur, de cynisme ou d’ironie. La réalisatrice, Mia Hansen-Love, aborde le pardon de manière très simple, par deux rencontres entre le père et la fille, puis un échange de lettres. Chaque personnage y aura finalement appris, comme nous y invite le philosophe Baruch Spinoza, à se débarrasser des passions tristes. La rédemption du père, puni de sa lâcheté et de ses fautes par le départ de sa compagne et de sa fille, n’est pas appuyée. Il nous quitte inévitablement, mais pas avant d’avoir vu sa fille grandir et s’épanouir, sans rien exiger d’elle que son bonheur. La naissance d’une comédienne prend finalement le dessus sur les errances d’un homme. Il n’en fallait pas davantage pour savourer notre bonheur de cinéphile.

 

 

Eloge de Michel Piccoli / touche pas à mon ADN

 

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Le comédien Michel Piccoli, 82 ans, a assisté comme de nombreuses personnalités du spectacle et de la politique (de droite comme de gauche) à la soirée récemment organisée au Zénith pour exiger le retrait de la loi sur les tests ADN pour la famille des immigrés sollicitant le regroupement familial, que les députés et sénateurs de la République française devraient adopter. Dans son édito du 21 octobre 2007, le New York Times écrivait à propos de cette loi : “sous les occupants nazis et leurs collaborateurs de Vichy, des notions pseudo-scientifiques de descendance pure avaient été introduites dans le droit français avec les conséquences tragiques que l’on connaît.

Cet engagement nous permet de rappeler la grande élégance et l’immense talent de Michel Piccoli, comédien des plus grands cinéastes, Jacques Demy, Jean-Luc Godard, Marco Ferreri, amant éternel des films de Claude Sautet, etc. Ce qui en fait un aussi grand comédien est le naturel avec lequel il se glisse chaque fois dans la peau d’un nouveau personnage.

– L’idiot satisfait dans Le mépris de Jean-Luc Godard (1963): il y interprète Paul, un écrivain embauché par un producteur américain pour écrire le scénario d’Ulysse, que doit réaliser le très grand cinéaste allemand Fritz Lang, dans son propre rôle, alors que sa femme interprétée par Brigitte Bardot s’éloigne progressivement de lui. Tous les efforts accomplis par Paul pour récupérer sa femme se soldent par un échec car la magie n’opère plus entre eux. Et il est trop obsédé par son histoire pour voir en Ulysse rien d’autre qu’un homme qui fuit sa femme, ce à quoi Fritz Lang répond que le héros grec était un homme valeureux, pas un névrosé du XXe siècle.

-L’amoureux naïf dans Les demoiselles de Rochefort (1967) : Michel Piccoli y joue Simon Dame, abandonné naguère par sa fiancée (Danielle Darrieux) qui trouvait son nom ridicule, et l’avait fuit car elle refusait de s’appeler “Madame Dame”. Il est séduit par la fille de sa fiancée (interprétée par Françoise Dorléac, la soeur de Mademoiselle Deneuve) avant de retrouver la femme de sa vie.

– L’idéaliste pervers dans Max et les ferrailleurs de Claude Sautet (1971) : dans ce très grand film mésestimé du cinéma français, Piccoli interprète un commissaire de police pervers qui pousse une petite bande d’arnaqueurs à commettre un hold-up en manipulant une prostituée jouée par Romy Schneider pour prouver à ses collègues qu’il peut arrêter des truands. L’interprétation glaciale de Piccoli est un sommet du 7e art, jusqu’à son coup de feu final et dérisoire, pour rétablir l’égalité du regard avec Romy Schneider.

– Un arriviste qui a renoncé à ses rêves dans Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet (1974) : il y interprète un chirurgien qui a réussi (il possède une clinique près de l’Etoile à Paris), mais se voit reprocher lors d’un repas entre amis par l’un d’entre eux, interprété par Serge Reggiani, lui plutôt un écrivain râté, d’avoir renoncé à ses rêves de justice sociale. Alors que Piccoli découpe un gigot, il se met à s’énerver et à insulter tous ses amis en les pointant de son couteau avant de quitter la table comme un adolescent pris sur fait.

Par amitié pour Michel Piccoli, et pour prouver que l’on peut encore se conduire comme des êtres humains au XXIème sicèle, il n’est pas trop tard pour signer la pétition sur le site www.touchepasamonadn.com.

 

“Millions of years of evolution”, Vivien Leigh vs Nicole Kidman, ou l’ultime combat des femmes

Dans Un tramway nommé désir, mis en scène par Elia Kazan en 1951 d’après la pièce de Tennessee Williams (car “on a tous quelque chose en nous de Tennessee”, la chanson de Michel Berger, est un hommage au dramaturge, et non à l’état américain), Vivien Leigh (Autant en emporte le vent) alias Blanche Dubois rend visite à sa soeur qui vit avec son mari Stanley, ouvrier d’origine polonaise, interprété par Marlon Brando qui y trouva la consécration (“I’m not polish, I’m American”, qui influença les bad guys des années 70, De Niro, Pacino, etc). 

Blanche Dubois et sa soeur sont deux bourgeoises issues d’une famille d’origine française, ruinée mais qui conserve les bonnes manières, qui énervent profondément Stanley/Marlon Brando, qui finira par violer Blanche Dubois, laquelle sera prise pour une folle et internée. En tête à tête avec sa soeur, Vivien Leigh entame un célèbre monologue durant lequel elle regrette que des millions d’années d’évolution (“millions of years of evolution”) n’aient conduit qu’à ce singe d’homme brutal, ivrogne et machiste interprété par Marlon Brando.

Cinquante ans plus tard, la condition des femmes (et des hommes) a changé. Les femmes ont affirmé leur rôle dans la sphère publique, elles ont acquis le droit à la contraception, à l’avortement, peuvent plus facilement divorcer, obtenir la garde de leurs enfants, etc. Les hommes à leur tour ont appris à mieux respecter les femmes, leurs désirs, leur liberté, même s’il reste encore des résidus de primates qui malheureusement se sont trompés de siècle.

 En 1999 pourtant, dans son dernier film, Stanley Kubrick filmait dans Eyes Wide Shut Nicole Kidman, face à son mari dans le film et dans la vie Tom Cruise, donner une suite au monologue de Vivien Leigh. Alors qu’elle reprochait à son mari d’avoir dragouillé deux mannequins au cours d’une soirée, il lui répondait qu’il était impossible qu’il drague une autre femme que la sienne car il l’aimait. Ce à quoi Nicole Kidman regrettait que “Millions of years of evolution…” n’aient permis d’arriver qu’à ça, que les hommes aient le droit de la fourer partout, alors que les femmes soient dédiées pour l’éternité à la fidélité, l’engagement maternel, etc. Ce qu’elle concluait par “If you men only knew” (si seulement vous les hommes connaissiez… l’étendue du désir féminin), avant de raconter qu’un jour elle était tombée follement amoureuse d’un homme pour lequel elle aurait pu quitter sa fille et son mari. 

L’étendue du désir féminin, voilà l’un des plus beaux sujets du cinéma, qui croise les tentations de Jeanne Moreau dans Jules et Jim, de Romy Schneider dans César et Rosalie, la liberté de Bernadette Lafont dans La maman et la putain, d’Anna Karina dans Pierrot le fou, de Julianne Moore dans Loin du paradis et Short Cuts, etc. En tout cas, ce thème est sans doute le meilleur rempart contre le retour du machisme et l’imposition d’un modèle unique de corps féminin par la publicité.

 

Le visage humain au cinéma

Un jour où le mauvais temps ne permettait pas de filmer les plans larges que le réalisateur américain John Ford, célèbre pour ses westerns avec John Wayne, affectionnait, son chef opérateur vint lui demander ce qu’il souhaitait faire. John Ford lui répondit : “nous allons filmer la chose la plus intéressante au monde, un visage humain.”

John Ford n’était pourtant pas un grand spécialiste du gros plan, mais ses successeurs allaient progressivement imposer son usage, même si le cinéma russe a été au début du XXe siècle le premier à exprimer toute la force d’un visage, notamment dans Le cuirassé Potemkine (1926) d’Eisenstein, qui impose par ses gros plans de victimes de la répression de la première révolution russe toute la force et l’émotion contenue dans un visage.

La diversité du monde amène certains à se réjouir de telle scène de fusillade, d’autres à préférer le visage de Romy Schneider lorsqu’elle comprend que Michel Piccoli avait tué le commissaire qui voulait l’emprisonner pour instaurer l’égalité de regard entre eux, alors qu’il venait de l’humilier en lui faisant croire qu’il l’aimait pour la manipuler dans Max et les ferrailleurs (1971) de Claude Sautet, le visage d’Yves Montand qui prend dix ans lorsque la veille aveugle lui fait comprendre qu’il a assassiné Jean de Florette sans savoir qu’il était son fils dans Manon des sources (1986), le visage de Charles Bronson taillé à la cerpe par les cicatrices qui sont autant de marques du travail du temps et de la souffrance, jusqu’à sa dérisoire vengeance dans Il était une fois dans l’ouest (1968), le visage d’Ingrid Bergman qui reconnaît l’homme qu’elle aime, alors que son coeur balance entre deux, lorsque son amant impose à l’orchestre de jazz de jouer la Marseillaise dans un bar marocain occupé par une troupe de militaires allemands ivres dans Casablanca (1942) (et rend par là-même sa dignité à des millions de Français qui attendaient courageusement que ça passe en regardant ailleurs)…

Je ne vois d’autre rôle au cinéma que de dévoiler les millions de signes qui traversent un visage. Je me rends compte que les personnages que j’écris (L’étoffe des songes, La femme d’un autre, Les moissons, d’autres scénarios en développement) ne trouvent d’autre motivation à leur action que de réagir au regard que les autres portent sur eux et à ce qu’ils leur imposent de faire, sans doute parce que j’ai l’impression que notre liberté nous échappe sans cesse, mais que je me réjouis de pouvoir déchiffrer les signes sur tous les visages que la chance et le destin me permettront de rencontrer.

 

 

Brad Pitt, ce grand bel inquiet

Il n’est pas étonnant que Brad Pitt se soit fait connaître au cinéma par un rôle de traître, celui qu’il interprète dans Thelma et Louise de Ridley Scott en 1991. Le jeune homme y trahissait Geena Davies et Susan Sarandon, après être sorti avec la première, et avant que celles-ci, entourées par la police, ne décident d’un commun accord de jeter leur voiture dans un ravin. Le film, qui a sans doute un peu vieilli, a beaucoup marqué l’adolescent que j’étais. Il était alors aisé d’imaginer que l’on allait revoir Brad Pitt, ici dans un second rôle, sur les écrans.

 

 

Mais j’étais loin d’imaginer la violence et l’inquiétude qui allait devenir la marque de fabrique de ce comédien, qui semblait pourtant beaucoup moins préparé que Johnny Depp à ce genre de rôle. Je ne parlerai pas ici de la série des Ocean’s, qui personnellement me font baîller, mais j’ai été séduit par la prestation de Brad Pitt dans L’armée des 12 singes en 1996, film de Terry Gilliam d’après le chef-d’oeuvre de science-fiction La jetée de Chris Marker, dans lequel le comédien interprète un fou visionnaire, dans Fight Club en 1999, de David Fincher, où Brad Pitt joue l’ange maudit et destructeur du héros (Edward Norton), et aujourd’hui dans L’assassinat de Jesse James.

 

Une fois de plus, Brad Pitt détonne dans le rôle de Jesse James, en tueur psychopathe et paranoïaque, dont le moindre plissement d’yeux, sourire ou tremblement de paupière est chargé de sens. Jesse James, qui met en scène chaque minute de son destin, jusqu’à l’heure et la manière de sa mort (et inévitablement de sa postérité), est un sujet rêvé pour un cinéaste, à mon avis bien plus intéressant que celui du pauvre Robert, un nouveau “fan de” dont la modernité n’a pas cessé de nous parler. 

 

Brad Pitt s’est progressivement détaché de son image de beau gosse qui l’aurait enfermé dans des rôles de bellâtre et condamné à une courte carrière car il n’a pas eu peur de déplaire et il n’a de cesse d’exprimer son inquiétude dans ses rôles. Voilà sans doute le plus bel enseignement de ce comédien dont la modestie, la persévérance et le caractère ont écrit une belle carrière.

 

Les princesses sans divertissement de Sofia Coppola

scarlett.JPGUn roi sans divertissement est un homme plein de misère.” Blaise Pascal, Pensées.

On sait que Francis Ford Coppola s’est attaché dans la plupart de ses films à dresser le portrait de rois sans divertissement, un parrain interprété par Al Pacino qui meurt seul, abandonné des siens, un général de l’armée américaine interprété par Marlon Brando qui sombre dans la folie et se reconvertit en chef de secte au coeur de la jungle vietnamienne dans Apocalypse now (1979), un ancien chef de gang interprété par Mickey Rourke dans un monde qui a gardé le prestige de son nom, mais auquel il ne croit plus, dans Rusty James (1983), un comte roumain qui trompe son ennui en buvant le sang des vierges dans Dracula (1992)…

L’héritage principal du père Coppola à sa fille réside bien dans ces portraits de souverains sans divertissement, princesses chez Sofia Coppola qui trompent leur ennui dans les bras des garçons, étouffés par une famille trop étroite pour leurs rêves dans Virgin Suicides (2000), s’oublient en compagnie d’un homme qui a l’âge de leur père, perdue dans la mégalopole japonaise dans Lost in Translation (2004), ou s’égarent dans les fêtes de Versailles, ennuyée par la fonction de Reine de France dans Marie-Antoinette.

Rien ne m’agace autant que les histoires de jeune fille de bonne famille qui consomment leur ennui de boîtes de nuit en amourettes, mais je confesse une sympathie toute particulière pour les héroïnes de Sofia Coppola. Elles ne se plaignent pas d’une situation qu’elles n’ont pas choisie, elles cherchent sans illusion leur place en tâtonnant dans un monde qui n’a que faire de leur douceur, elles sollicitent la tendresse d’hommes plus gentils que la moyenne. Leur liberté a imposé certains des plus beaux portraits de femmes au cinéma depuis longtemps. Elle nous encourage à sortir les personnages féminins de la dialectique petite fille irresponsable/célibattante que nous impose trop souvent le cinéma contemporain.

La lettre de rupture de Truffaut à Godard : une leçon de modestie

De la longue correspondance du cinéaste François Truffaut qui a été publiée, la lettre la plus impressionnante et la plus violente, inhabituelle et inattendue de la part d’un homme au tempérament si doux, est celle envoyée à Jean-Luc Godard en mai-juin 1973, en réponse à une lettre de celui-ci.

 A l’époque, les deux hommes se connaissent depuis près de vingt ans. Ils ont écumé les salles de cinéma parisiennes ensemble, ils ont aimé les mêmes films, ont tourné un court-métrage ensemble, Truffaut a donné le scénario d’A bout de souffle à Godard à l’époque où il tournait les 400 coups, qui lui offrit une consécration internationale, et lança véritablement le style de cinéma que les critiques allaient rassembler sous l’appellation de Nouvelle Vague. Truffaut et Godard ont eu une influence considérable sur le cinéma depuis les années 60. Cronenberg et Spielberg se réclament directement du premier, Tarantino et Soderbergh du second.

 Alors que s’est-il passé en 1973 ? La lettre de Godard, envoyée au mois de mai de cette année, est une critique de La Nuit américaine, qui vient de sortir sur les écrans (il remportera l’oscar du meilleur film étranger). A propos de ce film qui raconte un tournage de cinéma de manière ludique, Godard accuse Truffaut de mentir sur la “vérité” des tournages, sur les rapports de force entre le metteur en scène et ses acteurs, ses producteurs, les techniciens, etc. Le plus révoltant est que Godard joint à l’insulte le mépris, en demandant à Truffaut dans le même courrier de coproduire un projet intitulé Un simple film, qui parlerait “véritablement” de cinéma.

 La réponse de Truffaut est un règlement de compte et une claque à la figure de tous ceux qui ont la chance de faire du cinéma, mais qui en profitent pour mépriser ou méconnaître tout ce qui les a précédé, qui adoptent comme Truffaut le reproche à Godard “un comportement de merde sur son socle” avec leurs comédiens, leurs techniciens, les journalistes ou leurs producteurs. Il reproche à Godard de se victimiser (“les producteurs m’imposent des stars”) alors qu’il court après les vedettes de l’époque (Jane Fonda, Brigitte Bardot, etc.), de brandir le drapeau de la lutte des classes et d’être incapable de vendre La cause du peuple (journal interdit par l’Etat Français, vendu dans la rue par Sartre, Beauvoir et Truffaut au nom de la liberté d’expression), de sous-payer ses comédiens (notamment Jean-Pierre Léaud, fils spirituel de Truffaut) et de profiter de la culpabilité de jeunes producteurs de bonne famille : “Il y a encore à Paris assez de jeunes gens fortunés, complexés d’avoir eu leur première voiture à dix-huit ans, qui seront heureux de se dédouaner en disant : “je produis le prochain Godard”.

Bien sûr, cette lettre n’empêche pas d’apprécier les films de Godard, en particulier les oeuvres si lumineuses de la décennie 60 (comme la lettre de Godard ne doit pas empêcher d’aimer la poésie de La nuit américaine), mais elle devrait être affichée dans les toilettes de tous les aspirants cinéastes, pour qu’ils n’oublient jamais au moment où ils ont l’impression d’être les rois du monde sur quel auguste siège ils trônent.

Jean-Luc Godard à Truffaut, mai 1973

“J’ai vu hier La nuit américaine. Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique, et c’est l’absence de critique où nous laissent de tels films, ceux de Chabrol, Ferreri, Verneuil, Delannoy, Renoir, etc., dont je me plains. Tu dis : les films sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, dans quelle classe, et qui le conduit avec le “mouchard” de la direction à côté ? Ceux-là aussi font les films-trains. Et si tu ne parles pas du Trans-Europ, alors c’est peut-être celui de banlieue, ou alors celui de Dachau-Munich, dont bien sûr on ne verra pas la gare dans le film-train de Lelouch. Menteur, car le plan de toi et de Jacqueline Bisset l’autre soir chez Francis n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine. Je suis en train de tourner en ce moment un truc intitulé Un simple film, il montre de manière simpliste (à ta manière, celle de Verneuil, Chabrol, etc.), qui fait aussi les films, et comment ces “qui” le font. Comment ta stagiaire numérote, comment le mec d’Eclair porte des sacs, comment le vieux de Publidécor peint les fesses du Tango, comment la standardiste de Rassam téléphone, comment la comptable de Malle aligne les chiffres, et chaque fois, on compare le son et l’image, le son du porteur et le son de Deneuve qu’il porte, le numéro de Léaud sur sa chaîne d’image, et le numéro de s/sociale de la stagiaire non payée, la dépense sexuelle du vieux de Publidécor et celle de Brando, le devis de la vie quotidienne de la comptable et le devis de La Grosse Bouffe, etc. A cause des ennuis de Malle et de Rassam qui produisent gros (comme toi), le fric qui m’était réservé a filé dans le Ferreri (c’est ça que je veux dire, on ne vous empêche pas de prendre le train, mais vous, si), et je suis en panne. Le film coûte environ 20 millions et est produit par Anouchka et TVAB Films (la société de Gorin et moi)?. Peux-tu entrer en coproduction pour 10 millions ? Pour 5 millions ? Vu La nuit américaine, tu devrais m’aider, que les spectateurs ne croient pas qu’on fait des films que comme toi. Tu n’es pas un menteur, comme Pompidou, comme moi, tu dis ta vérité. Je peux en échange, si tu veux, t’abandonner mes droits de La Chinoise, du Gai Savoir, de Masculin Féminin.

Si tu veux en parler, d’accord, Jean-Luc.

A Jean-Luc Godard, mai-juin 1973

Jean-Luc. Pour ne pas t’obliger à lire cette lettre désagréable jusqu’au bout, je commence par l’essentiel : je n’entrerai pas en coproduction dans ton film.

Deuxièmement, je te retourne ta lettre à Jean-Pierre Léaud : je l’ai lue et je la trouve dégueulasse. C’est à cause d’elle que je sens le moment venu de te dire, longuement, que selon moi tu te conduis comme une merde.

En ce qui concerne Jean-Pierre, si malmené depuis l’histoire de la grande Marie et plus récemment dans son travail, je trouve dégueulasse de hurler avec les loups, dégueulasse d’essayer d’extorquer, par intimidation, du fric à quelqu’un qui a quinze ans de moins que toi et que tu payais moins d’un million lorsqu’il était le centre de tes films qui t’en rapportaient trente fois plus.

Certes, Jean-Pierre a changé depuis Les 400 Coups, mais je peux te dire que c’est dans Masculin Féminin que je me suis aperçu pour la première fois que de se trouver devant une caméra pouvait lui apporter l’angoisse et non la joie. Le film était bon et lui était bon dans le film, mais la première scène, dans le café, était oppressante pour quelqu’un qui le regardait avec amitié et non comme un entomologiste.

Je n’ai jamais formulé la moindre réserve sur toi devant Jean-Pierre qui t’admirait tant, mais je sais que tu lui as souvent balancé des saloperies sur mon compte, à la manière d’un type qui dirait à un gosse : “alors, ton père, il se saoule toujours la gueule ?”

Jean-Pierre n’est pas le seul à avoir changé en 14 ans et si l’on projetait dans la même soirée A bout de souffle et tout va bien, le côté à la fois désenchanté et précautionneux du second créerait la consternation et la tristesse.

Je me contrefous de ce que tu penses de La nuit américaine, ce que je trouve lamentable de ta part, c’est d’aller, encore aujourd’hui, voir des films comme celui-là, des films dont tu connais d’avance le contenu qui ne correspond ni à ton idée du cinéma ni à ton idée de la vie. Est-ce que Jean-Edern Hallier écrirait à Daninos pour lui dire qu’il n’est pas d’accord avec son dernier livre ?

Tu as changé ta vie, ton cerveau, et, quand même, tu continues à perdre des heures au cinéma à t’esquinter les yeux. Pourquoi ? Pour trouver de quoi alimenter ton mépris pour nous tous, pour te renforcer dans tes nouvelles certitudes ?

A mon tour de te traiter de menteur. Au début de Tout va bien, il y a cette phrase : “Pour faire un film, il faut des vedettes.” Mensonge. Tout le monde connaît ton insistance pour obtenir J. Fonda qui se dérobait, alors que tes financiers te disaient de prendre n’importe qui. Ton couple de vedettes, tu l’as réuni à la Clouzot : puisqu’ils ont la chance de travailler avec moi, le dixième de leur salaire suffira, etc. Karmitz, Bernard Paul ont besoin de vedettes, pas toi, donc mensonge. La presse : on lui a “imposé” des vedettes… Autre mensonge, à propos de ton nouveau film : tu ne parles pas de la confortable avance sur recettes que tu as sollicitée, obtenue, et qui doit suffire même si Ferreri, comme tu l’en accuses drôlement, a dépensé l’argent qui t’était “réservé”. Alors, il se croit tout permis ce macaroni qui vient manger notre pain, ce travailleur immigré, il faut le reconduire à la frontière, via Cannes !

Tu l’as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime, comme Cayatte, comme Boisset, comme Michel Drach, victime de Pompidou, de Marcellin, de la censure, des distributeurs à ciseaux, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux et surtout préserver l’image pure et dure que tu veux entretenir, fût-ce au détriment des gens sans défense, exemple Janine Bazin. Six mois après l’histoire Kiejman, Janine s’est vu supprimer ses deux émissions, vengeance habilement différée. Kiejman, n’envisageant pas de parler du cinéma politique sans t’interviewer, ton rôle à toi – il s’agit bien d’un rôle – consistait là encore à entretenir ton image subversive, d’où le choix d’une petite phrase bien choisie. La phrase est prononcée ; ou bien elle passe et elle est assez vive pour qu’on ne te soupçonne pas de mollir, ou bien elle ne passe pas et c’est épatant : décidément, Godard est toujours Godard, etc.

Tout se passe comme prévu, l’émission ne passe pas, tu restes sur ton socle. Personne ne relève que la phrase est un nouveau mensonge. Si Pompidou met en scène la France, toi, c’est le parti communiste et les syndicats que tu malmènes, sur le mode (trop indirect pour les “masses”) de la périphrase, de l’antiphrase et de la dérision, dans Tout va bien, film destiné, au départ, à la plus grande diffusion.

Si je me suis retiré du débat de Fahrenheit 451, à cette époque, c’était pour tenter d’aider Janine, pas par solidarité pour toi, c’est pourquoi je n’ai pas retourné le téléphone que tu m’as fait à ce moment.

Toujours est§il que le mois dernier, Janine était à l’hôpital, elle s’est fait renverser par une voiture au cours de sa dernière émission, opération du genou (elle boitait depuis l’adolescence, jerk, etc.) et elle se retrouve là, à l’hôpital, sans travail et sans fric et naturellement sans nouvelles de Godard qui ne descend de son socle que pour amuser Rassam de temps à autre. Alors je peux te dire : plus tu aimes les masses, plus j’aime Jean-Pierre Léaud, Janine Bazin, Patricia Finaly (elle sort de la clinique de sommeil, celle§là, et il faut harceler la cinémathèque pour obtenir ses six mois de salaire en retard), Helen Scott que tu rencontres dans un aéroport et à qui tu n’adresses pas la parole, pourquoi, parce qu’elle est américaine ou parce qu’elle est mon amie ? Comportement de merde. Une fille de la BBC t’appelle pour que tu parles de cinéma politique dans une émission sur moi, je la préviens d’avance que tu refuseras, mais mieux que ça, tu lui raccroches au nez avant de la laisser finir sa phrase, comportement élitaire, comportement de merde, comme lorsque tu acceptes de te rendre à Genève, Londres et Milan, et que tu n’y vas pas, pour étonner, pour surprendre, comme Sinatra, comme Brando, comportement de merde sur un socle.

Pendant une certaine période, après mai 68, on n’entendait plus parler de toi ou alors mystérieusement : il paraît qu’il travaille en usine, il a formé un groupe, etc., et puis, un samedi, on annonce que tu vas parler à RTL avec Monod. Je reste au bureau pour écouter, pour avoir de tes nouvelles en quelque sorte ; ta voix tremble, tu parais très ému, tu annonces que tu vas tourner un film intitulé La mort de mon frère, consacré à un travailleur noir malade qu’on a laissé mourir au sous-sol d’une fabrique de téléviseurs et, en t’écoutant, malgré le tremblement de la voix, je sens : 1, que l’histoire n’est pas exacte, en tout cas trafiquée ; 2 que tu ne tourneras jamais ce film. Je me dis : si le type avait une famille et que cette famille allait vivre désormais dans l’espoir que ce film soit fait ? Il n’y avait pas de rôle pour Montand là-dedans ni pour Jane Fonda, mais pendant 1/4 d’heure, tu as donné l’impression de te “conduire bien” comme Messmer quand il annonce le droit de vote à 19 ans. Fumiste. Dandy. Tu as toujours été un dandy, quand tu envoyais un télégramme à de Gaulle pour sa prostate, quand tu traitais Braunberger de sale juif au téléphone, quand tu traitais Chauvet de corrompu (parce qu’il était le dernier, le seul à te résister), dandy quand tu pratiques l’amalgame : Renoir-Verneuil, blanc bonnet et bonnet blanc, dandy encore aujourd’hui quand tu prétends que tu vas montrer la vérité sur le cinéma, ceux qui le font obscurément, mal payés, etc.

Quand tu faisais équiper un décor, garage ou boutique par les électros et que tu arrivais : “je n’ai pas d’idée aujourd’hui, on ne tourne pas”, et que les types déséquipaient, il ne t’est jamais venu à l’idée que les ouvriers se sentaient complètement inutiles et méprisés, comme l’équipe de son qui attendait vainement Brando dans l’auditorium vide à Pinewood, tout une journée ?

Maintenant, pourquoi est§ce que je te dis cela aujourd’hui et non pas il y a trois, cinq ou dix ans ?

Pendant six ans, comme tout le monde, je t’ai vu souffrir à cause d'(ou pour) Anna et tout ce qui était odieux en toi, on le pardonnait à cause de ta souffrance.

Je savais que tu avais entrepris Liliane Dreyfus (ex-David) en lui disant : “François ne t’aime plus, il est amoureux de Marie Dubois, qui joue dans son film”, et je trouvais ça pitoyable mais émouvant, oui, pourquoi pas, émouvant, à la limite ! Je savais que tu allais voir Braunberger en lui disant : “Faîtes-moi faire le sketch que Rouch doit tourner, à sa place” et je trouvais ça… disons, pathétique. Je me promenais avec toi sur les Champs-Elysées et tu me disais : “il paraît que Bébert et l’Omnibus ne marche pas, c’est bien fait” et je disais “Allons, allons…”.

A Rome, je me suis fâché avec Moravia parce qu’il m’a proposé de tourner Le Mépris, j’étais venu là, avec Jeanne, présenter Jules et Jim, ton dernier film ne marchait pas, Moravia voulait changer de cheval.

Pour les mêmes raisons de solidarité avec toi, je me suis fâché avec Melville qui ne te pardonnait pas de l’avoir aidé à faire Léon Morin prêtre, et qui cherchait à te nuire. A la même époque, tu humiliais Jeanne volontairement – ou pour faire plaisir à Anna (histoire d’Eva), tu tentais un dérisoire chantage sur Marie-France Pisier (Hossein, la Yougoslavie… à répétition… “l’alliance”), etc. Tu as fait tourner Catherine Ribeiro que je t’avais envoyée, dans Les Carabiniers, et puis tu t’es jeté sur elle, comme Charlot sur sa secrétaire dans Le Dictateur (la comparaison n’est pas de moi), j’énumère tout cela pour te rappeler de ne rien oublier dans ton film de vérité sur le cinéma et le sexe. Au lieu de montrer le cul de X… et les jolies mains d’Anne Wiazemsky sur la vitre, tu pourrais faire le contraire maintenant que tu sais que, pas seulement les hommes, mais les femmes aussi sont égales, y compris les actrices. Chaque plan de X… dans Week-end était un clin d’oeil aux copains : cette pute veut tourner avec moi, regardez bien comment je la traite : il y a les putes et les filles poétiques.

Je te parle de tout ça aujourd’hui parce que, tout de même, malgré le dandysme assombri d’un peu d’aigreur qui transparaissait encore dans certaines déclarations, je pensais que tu avais pas mal changé, je pouvais penser cela avant de lire la lettre destinée à Jean-Pierre Léaud. Si tu l’avais cachetée, peut-être as-tu voulu me donner une chance de ne pas la lui remettre ?

Aujourd’hui tu es fort, tu es censé être fort, tu n’es plus l’amoureux qui souffre, comme tout le monde tu te préfères et tu sais que tu te préfères, tu détiens la vérité sur la vie, la politique, l’engagement, le cinéma, l’amour, tout cela est bien clair pour toi et quiconque pense différemment est un salaud, même si tu ne penses pas en juin la même chose qu’en avril. En 1973, ton prestige est intact, c’est-à-dire que lorsque tu rentres dans un bureau, on regarde ton visage pour voir si tu es de bonne humeur ou s’il vaut mieux rester dans son coin ; parfois tu acceptes de rire ou de sourire ; le tutoiement a remplacé le vouvoiement, mais l’intimidation demeure, l’injure facile aussi, le terrorisme (cette façon de faire de la lèche à rebours). Je veux dire que je ne me fais pas de soucis pour toi, il y a encore à Paris assez de jeunes gens fortunés, complexés d’avoir eu leur première voiture à dix-huit ans, qui seront heureux de se dédouaner en disant : “je produis le prochain Godard.”

Quand tu m’as écrit, fin 68, pour me réclamer 8 ou 900 mille francs qu’en réalité je ne te devais pas (même Dussart était choqué !) et que tu as ajouté : “de toute façon, nous n’avons plus rien à nous dire”, j’ai pris tout ça au pied de la lettre ; je t’ai envoyé le fric et, hormis deux moments d’attendrissement (un sur moi malheureux en amour, un sur toi à l’hôpital), je n’ai plus rien éprouvé pour toi que du mépris, quand j’ai vu dans Vent d’est la séquence : comment fabriquer un cocktail Molotov et qu’un an plus tard, tu t’es dégonflé quand on nous a demandé de distribuer, pour la première fois, La Cause du peuple dans la rue…

L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie, c’est pourquoi tu ne parviens pas à aimer qui que ce soit, ni à aider qui que ce soit, autrement qu’en jetant quelques billets sur la table. Un type, genre Cavanna, a écrit : “il faut mépriser l’argent, surtout la petite monnaie” et je n’ai jamais oublié comment tu te débarrassais des centimes en les glissant derrière les banquettes des bistrots. Contrairement à toi, je n’ai jamais prononcé une phrase négative à ton propos, à la fois parce que tu étais attaqué bêtement et plutôt ” à côté” des vraies choses, ensuite parce que j’ai toujours détesté les brouilles entre écrivains ou peintres, règlements de compte douteux par l’intermédiaire du papier journal, ensuite parce que je t’ai toujours senti à la fois jaloux et envieux, même dans tes bonnes périodes – tu es super compétitif, moi presque pas – et puis il y avait, de ma part, de l’admiration, j’ai l’admiration facile, tu le sais, et une volonté d’amitié depuis que tu t’étais attristé d’une phrase que j’avais dite à Claire Fischer à propos du changement de nos rapports après l’armée (pour moi) et la Jamaïque (pour toi). Je n’affirme pas beaucoup de choses parce que je ne suis jamais tout à fait sûr que l’idée inverse n’est pas aussi juste, mais, si j’affirme que tu es une merde, c’est qu’en voyant Janine Bazin à l’hôpital, ta lettre à Jean-Pierre, à il n’y a pas de place pour le doute sur ce point. Je ne délire pas, je ne dis pas que Janine était à l’hôpital à cause de toi, mais son chômage, après 10 ans de TV, est directement lié à toi qui n’en as rien à foutre. Amateur de gestes et de déclarations spectaculaires, hautain et péremptoire, tu es toujours en 1973 installé sur ton socle, indifférent aux autres, incapable de consacrer quelques heures désintéressées pour aider quelqu’un. Entre ton intérêt pour les masses et ton narcissisme, il n’y a place pour rien ni pour personne. Qui te traitait de génie, quoi que tu fasses, sinon cette fameuse gauche élégante qui va de Susan Sontag à Bertolucci via Richard Roud, Alain Jouffroy, Bourseiller, Cournot et même si tu paraissais imperméable à la vanité, à cause d’eux tu singeais les grands hommes : de Gaulle, Malraux, Clouzot, Langlois, tu entretenais le mythe, tu renforçais le côté ténébreux, inaccessible, tempéramental (comme dirait Scott), laissant s’installer tout autour de soi la servilité. Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux ; j’ai toujours eu l’impression que les vrais militants sont comme des femmes de ménage, travail ingrat, quotidien, nécessaire. Toi, c’est le côté Ursula Andress, quatre minutes d’apparition, le temps de laisser se déclencher les flashes, deux, trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Au contraire de toi, il y a les petits hommes de Bazin à Edmond Maire en passant par Sartre, Bunuel, Queneau, Mendès France, Rohmer, Audiberti, qui demandent aux autres de leurs nouvelles, les aident à remplir une feuille de sécurité sociale, répondent aux lettres, ils ont en commun de s’oublier facilement et surtout de s’intéresser davantage à ce qu’ils font qu’à ce qu’ils sont et qu’à ce qu’ils paraissent.

Maintenant, tout cela qui s’écrit doit pouvoir se dire, c’est pourquoi je termine comme toi : si tu veux en parler, d’accord.

François

“Si j’avais, comme toi, manqué aux promesses de mon ordination, je préférerais que ce fût pour l’amour d’une femme plutôt que pour ce que tu appelles ont évolution intellectuelle.” Le journal d’un curé de campagne.”

François Truffaut ou la poésie du hasard

 

 

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J’ai déjà écrit dans ce blog que j’aimais François Truffaut comme j’aimais mon père qui s’appelle François. Je me répète donc, mais il est normal de revoir souvent les mêmes films au même titre que l’on aime toute notre vie les mêmes personnes.

 Contrairement à la plupart de ses collègues de la Nouvelle Vague (en particulier Godard, Chabrol, Resnais et Rivette), François Truffaut ne croyait pas aux classes sociales, à une époque, les années 60 et 70, où une telle position était jugée réactionnaire par une partie de la gauche. Il croyait évidemment encore moins au destin, à l’opposé du cinéma hollywoodien classique (Ben Hur, Les dix commandements, etc.) et du réalisme poétique (La bête humaine, La règle du jeu, etc.).François Truffaut, comme tous les autodidactes, croyait au hasard. Là où le héros classique, et toutes les écoles de scénario vous le diront, veut désespérément quelque chose que son adversaire fera tout pour lui empêcher d’obtenir, le héros de la Nouvelle Vague, et c’est sans doute l’invention majeure de ce mouvement, ne trouve d’autre motivation et bonheur que dans la multitude des hasards qu’il provoque. Cette affirmation est particulièrement vraie d’Antoine Doinel, personnage interprété à quatre reprises par Jean-Pierre Léaud (Les 400 coups, Baisers volés, Domicile conjugal, L’amour en fuite), et décliné pour le même comédien par Jean-Luc Godard (Masculin Féminin, La chinoise) et Jean Eustache (La Maman et la putain).

Dans les films de Truffaut, toute rencontre, qu’elle soit amoureuse, professionnelle ou amicale, est généralement le fruit du hasard. Certains films sont même construits autour d’une suite de hasards: Baisers volés est constitué des errances de Jean-Pierre Léaud dans Paris, qui vagabonde de petits boulots en visages de femmes, comme plus tard L’homme qui aimait les femmes, des errances de Charles Denner. Le mari de Jeanne Moreau est assassiné par un malheureux hasard dans La mariée était en noir, Catherine Deneuve se présente par hasard auprès de Jean-Pierre Belmondo dans La sirène du Mississipi, etc.Cette poétique du hasard est l’aspect du cinéma de Truffaut qui me touche le plus, et qui lui survivra longtemps. A une époque où les films sont rongés par la psychologie et la sociologie, la curiosité lumineuse des personnages de Truffaut constitue notre meilleure étoile.

Godard, Brecht et Picasso

Que faire de Godard aujourd’hui ? Ses films, au moins depuis 1967 environ, sont davantage des essais que de véritables oeuvres de fiction. On peut s’y ennuyer (souvent), s’émerveiller de quelques fulgurances (l’extrait consacré à la Nouvelle Vague dans Histoire(s) du Cinéma, 1997-1998), regretter l’aridité de ses films récents alors que la plupart des oeuvres de la décennie 60 (Pierrot Le Fou, Le mépris, Vivre sa vie, etc.) étaient lumineuses.

Godard a-t-il inventé tout ce qu’on lui associe ? Les faux raccords vantés à propos d’A bout de souffle (1959, d’après un scénario de Truffaut) apparaissent déjà dans une scène des 400 coups, lorsque Truffaut monte uniquement les réponses de Jean-Pierre Léaud aux questions de l’assistante sociale. Les célèbres regards caméra, notamment ceux d’Anna Karina dans Vivre sa vie ou Pierrot Le Fou, sont déjà fréquents chez Chaplin qui interpelle le spectateur par ce moyen pour mieux l’émouvoir. Pourtant, difficile de se passer de la décennie 60 de Godard pour comprendre l’évolution du cinéma depuis 1959. Globalement, la plupart des films de Jean-Luc Godard d’A bout de souffle (1959) à Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) font basculer le cinéma dans la modernité en faisant évoluer cet art de son rôle d’identification du spectateur à une histoire vers un art autonome dans lequel le spectateur devient acteur de son jugement. En cela, Godard est l’héritier de Brecht et du concept de distanciation (Verfremdungseffekt pour nos amis germanistes), par lequel le spectateur doit moins percevoir le personnage comme son double, que comme un voisin ou un cousin, c’est-à-dire une personne à la fois proche et éloignée de soi pour créer son propre jugement.

Comment se matérialise ce discours théorique dans le cinéma de Godard ? En fait, et c’est là son plus grand apport et la marque principale de son cinéma, le cinéaste place en permanence le spectateur dans une situation inconfortable pour le forcer à réagir. Il ouvre Vivre sa vie, histoire d’une jeune prostituée interprétée par Anna Karina, sur un long échange filmé depuis la nuque des personnages. Il ouvre Le mépris, ou la lente agonie d’un couple sur fond de tournage d’un film, sur une scène de nu (imposée par les producteurs qui misaient sur le sex appeal de la comédienne déjà star internationale) désérotisée où Bardot demande à Piccoli quelle partie de son corps il préfère, etc. Alors oui, la comparaison de Godard et de Picasso est intéressante. On se rappelle que le peintre présente en 1907 Les demoiselles d’Avignon à son ami Braque. Ce bouleversement des codes de la peinture, qui abandonne à cette occasion la nécessité de représenter le monde, fait basculer cet art dans la modernité en lui donnant son autonomie.

De la même manière, Godard déconstruit, coupe, colle, se fiche des histoires qu’il raconte, massacre les oeuvres qu’il adapte (notamment le roman Le mépris d’Alberto Moravia, dont Godard disait que c’était un roman de gare), casse les règles du champ/contrechamp, etc. C’est l’énergie bouillonnante et anarchiste de Godard qui a eu la meilleure postérité. Tarantino se réclame clairement de lui dans la plupart de ses films (très clairement dans Reservoir Dogs et Pulp fiction), au point d’avoir nommé sa société de production en hommage à un film de Godard (A band apart… Bande à part), Florent Siri, cinéaste de L’ennemi intime, actuellement sur les écrans, filme dans Nid de guêpes un plan séquence en hommage à Week-end de Godard (1967), Soderbergh aimerait bien être le nouveau Godard (mais ce sera difficile), etc. Sans doute faut-il conserver du cinéaste sa critique du monde du spectacle et son goût de la recherche formelle et esthétique. Pierrot le Fou et Le mépris restent nos meilleurs talismans pour éviter la tentation du théâtre filmé et du blockbuster.