Folle Journée 2017 (6) : Abdel Rahman El Bacha, plus d’un pays

AbdelRahmanElBachaFJ2017Un individu devient passionnant à partir du moment où il fait l’expérience approfondie de plus d’un pays, qu’il s’agisse de naissance, de parcours d’étude, professionnel, amoureux ou de passion esthétique (les furieux de peinture italienne, de parcs japonais, d’architecture arabe…). Le pianiste et compositeur Abdel Rahman El Bacha interprète des oeuvres du franco-polonais Frédéric Chopin (1810-1849) comme à la recherche de toutes les cultures qui se superposent dans l’histoire d’un seul être humain : désir d’Espagne dans le Boléro, quatre mazurkas écrites en France en souvenir de la Pologne de l’enfance occupée par les Russes, valses conjuguant l’esprit viennois et français en alternant l’allégresse, la mélancolie et la frivolité, Tarentelle pour capter les odeurs et le rythme de la Méditerranée, et bien sûr Polonaise pour ne pas oublier d’où l’on vient.

L’artiste franco-libanais natif de Beyrouth connaît mieux qu’aucun autre pianiste de musique classique les ravages des délires identitaires exclusifs, alors qu’il semble naturel en suivant Giorgio Agamben dans l’un des ouvrages majeurs de notre temps, L’ouvert de l’homme à l’animal, qu’il est clair pour quiconque ne fait pas preuve de mauvaise foi qu’il n’y a plus pour les hommes de tâches historiques assumables, voire seulement assignables. Que les Etats-nations ne soient plus en mesure d’assumer des tâches historiques et que les peuples mêmes soient voués à disparaître était, en quelque sorte, déjà évident dès la fin de la Première Guerre mondiale“.

La mélancolie est toujours rattrapée par le plaisir d’entrer dans la danse sur les Mazurkas. La virtuosité prend le dessus dans la Tarentelle qui fait vivre un instant cet extraordinaire creuset de langues et de cultures qu’est la Méditerranée. Abdel Rahman El Bacha tisse des arabesques entre des oeuvres marquées par le métissage de son compositeur, seule méthode existante pour être assuré de créer du nouveau.

Folle Journée 2017 (5) : Vikingur Olafsson, l’effet océanique

Vikingur OlafssonFolleJournéeLe jeune prodige islandais d’à peine plus de 20 ans célèbre les 80 ans du compositeur américain Philip Glass par la sortie d’un très beau disque et ses tous premiers concerts en France. Les études pour piano sont précédées de la 6e partita de Bach manifeste de l’art de l’ellipse du compositeur allemand contemporain des découvertes de Kepler sur l’abandon de la circularité des mouvements célestes au profit de la forme elliptique.

Vikingur Olafsson relie d’un puissant effet océanique, pour reprendre le titre L’effet aquatique du beau film tourné en France et en Islande par Solveig Anspach et co-écrit par jean-Luc Gaget, la musique du XVIIIe à celle du XXe siècle et les boucles répétitives de Glass. Ce proche de Björk offre une interprétation tellurique et aquatique de la musique classique et contemporaine. Sa grande taille doublée d’une belle élégance crée un effet burlesque qui ajoute au charme de la performance.

L’humour du pianiste manifestement heureux du voyage s’exprime de nouveau lors de sa promesse “d’encore” (la traduction de bis en anglais) par Le rappel des oiseaux de Rameau. Alors que la responsable du concert lui accorde deux minutes pour son “encore” en raison du rythme effréné de la Folle Journée, il dit que puisqu’il est en France (entendons, le pays du parler comme disent les Américains), il lui en faudra trois.

Piano works de Philip Glass par Vikingur Olafsson, Deutsche Grammophon, le plaisir du son d’un bijou parfaitement assorti à une main.

 

Folle Journée de Nantes 2017 (4) : Philippe Cassard, l’infiniment secret des valses françaises

PhilippeCassard_Follejournée2017Philippe Cassard est le maître de ce qu’il y a de plus sensuel en la musique et le seul à affirmer à ma connaissance, ce qui plaît forcément au lecteur de Freud et Lacan que je suis, que l’on peut avoir accès à psychologie de la plupart des compositeurs par leur musique, ce qu’il tente notamment dans son très bel essai consacré à Franz Schubert.

L’artiste offrait aux Folles Journées une performance-conférence comme il oeuvre depuis tant d’années pour France Musique, aujourd’hui pour son émission Portraits de famille. Il avait retenu pour le thème de la danse une série de valses de la frivolité d’Auguste Durand à la rigueur mathématique de Francis Poulenc et sa valse aux “98 do”. Le voyage traverse le pétillant Peppermint-gel inspiré à Déodat de Séverac par la boisson du même nom (renommée Get…) et l’élégance des femmes proustiennes rencontrées dans les grands hôtels, la suggestive Kitty-Valse de Fauré et Cortot, la lubricité exquise de Satie pour Je te veux, les arabesques de Debussy et l’érotisme des valses nobles et sentimentales de Maurice Ravel.

La générosité du pianiste n’a finalement d’égal que sa coquinerie à emporter son auditoire, sous couvert de frivolités, dans des territoires de grande sensualité où l’on retrouve la mise en garde de Lacan à propos de la sublimation qui consiste à assouvir l’objet d’une pulsion sans atteindre son but : “là je vous parle, mais je prends autant de plaisir que si je b…”.

 

Folle Journée de Nantes 2017 (3) : Nathalia Milstein, la polyphonie entre nos mains

Nathalia-MilsteinNathalia Milstein donne corps à ce qu’il y a de plus russe en l’homme moderne, cette rupture fondamentale apportée par Dostoïevski à la littérature, la découverte de l’artiste porteur de plusieurs voix complémentaires ou contradictoires, même avec lui-même comme dans Les frères Karamazov où l’écrivain raye Dieu d’un trait dans la bouche d’un des frères révolté contre une nature faisant violence au moindre enfant, avant d’offrir une victoire limite au plus pieux de la fratrie.

La pianiste virtuose offre pour les Folles Journées un programme d’oeuvres de Prokofiev, de Mazurkas de Chopin et Le tombeau de Couperin de Ravel jusqu’à l’éblouissante Toccata où l’on se demande si Nathalia Milstein va enfin réussir à entrer physiquement dans son piano. On comprend mieux la comparaison des mazurkas par Schumann à “des canons cachés sur des fleurs” dans cette interprétation colorée par une jeune femme de parents russes à la recherche d’un paradis perdu qui concilierait toutes ses cultures contre la tyrannie identitaire. L’exil est aussi inhérent à l’oeuvre du compositeur russe Prokofiev, installé aux Etats-Unis de 1918 aux années 30, mais précurseur des nouveaux rythmes et des sonorités du XXe siècle avec ses Dix pièces pour piano opus 12.

Le geste fraternel de Ravel à Couperin referme le programme avec toute l’élégance et la profondeur de la pianiste qui choisit une oeuvre composée en 1917, dont on pourrait dire comme Baudelaire à propos de Chopin : “musique légère et passionnée qui ressemble à un brillant oiseau voltigeant sur les horreurs d’un gouffre”. Chaque pièce du Tombeau de Couperin est dédiée à des amis du musicien tombés au front de la première guerre mondiale. La malice de Nathalia Milstein fait mouche en imposant avec maestria l’espoir sans cesse renouvelé que la musique puisse désarmer les tenants du canon.

 

Folle Journée de Nantes (2) : Iddo Bar-Shaï, seuls les danseurs seront sauvés

Iddo Bar-Shaï Folle Journée Nantes 2017Le pianiste de la déambulation, auteur de remarquables enregistrements sur la musique de Couperin (Les ombres errantes) ou Haydn offrait un concert matinal pour La Folle Journée de Chopin à Chopin, en donnant du souffle aux valses de Schubert et Chopin au rythme de la danse et peut-être aussi pour garder les scolaires avec nous, qui se déambulaient sur le bebop d’Alexis Weissenberg et les arabesques d’Albéniz, mais s’agitaient fatalement au fil du temps.

De même que les médecins conseillent aux patients qui présentent les premiers symptômes de la maladie de Parkinson d’acheter des bâtons de marche et de parcourir les routes, ceux qui pratiquent régulièrement une activité physique au cours de leur vie étant beaucoup moins exposé au risque de développer la maladie, Iddo Bar-Shaï invite à la danse comme une belle manière d’échapper à l’angoisse, puisque comme l’affirme Spinoza, “ce qui fait que le rapport de mouvement et de repos que soutiennent les parties du corps humain les unes avec les autres se conserve, est bon“.

Iddo Bar-Shaï suit corps et âme la musique qu’il interprète, des mazurkas de Chopin à la chaleur méditerranéenne d’Albeniz et Granados, en passant par l’inspiration américaine de Weissenberg de blues en be-bop, avant de finir par de puissantes valses de Schubert et Chopin. Le pianiste oriente l’art de la marche qui porta de grands philosophes comme Socrate et Rousseau vers le plaisir du déhanchement qui pousse le corps à répondre symboliquement à tous ses désirs.

Folle Journée de Nantes, jusqu’au 5 février 2017

 

Folle Journée de Nantes 2017 Le rythme des peuples : danser d’autant de pieds qu’il nous chante

La La Land de Damien ChazelleQu’un cinéaste américain fan de Jacques Demy teinte son art de la danse de mélancolie comme le cinéaste nantais promet plus qu’il n’en faut pour que la Folle journée se déhanche et que la musique classique, dite “musique de vieux” ces derniers jours par un vilain petit canard, pousse le corps à pouvoir en clin d’oeil à Spinoza (“Nul ne sait ce que peut le corps”, ou lune peut le corps dansant, disions-nous).

Le mélomane pourra se trémousser d’autant de pieds qu’il lui chante, ne serait-ce qu’en piano, de la “bonne heure” de Claire Désert et Emmanuel Strosser réunis en pas de deux, à l’hubris des Soeurs Bizjak pour teinter l’exil d’un jeté (en danse, saut commencé sur une jambe et fini sur l’autre), la joie de l’errance par Iddo Bar-Shaï pour voir où mènera le pas de biche (faire comme un pas chassé, mais de face et avec de l’élan), l’art du jeu du duo Jatekok pour le plaisir de la cabriole (Une jambe part en l’air, la deuxième la rejoint et la frappe avant de se reposer au sol), l’art de la joie par Anne Queffélec qui explore toutes les possibilités de piqué (déplacement qui part d’une position pieds à plat pour arriver à une position sur pointes), l’altérité d’Abdel Rahman El Bacha glissant des arabesques (d’inspiration orientale, le danseur ou la danseuse, en appui sur une jambe, lève l’autre tendue à l’arrière, un bras vers l’avant prolongeant la ligne de la jambe levée) dans la musique de Beethoven, de la polyphonie par les pointes de Nathalia Milstein, l’environnement aquatique de l’Islandais Vikingur Olafsson sur la musique de Glass, la cosmogonie par Shani Diluka, Geneviève Laurenceau et les chanteurs d’oiseaux réunis en manège (parcours circulaire autour de la scène : les pas peuvent être des tours piqués mais aussi des enchaînements de grands sauts et pas de liaisons), l’infiniment secret de Philippe Cassard jusqu’aux battements de la maïeutique…

Baruch Spinoza s’imposant à nous avec autant de force pour parler de danse que Lacan sur le désir et Rousseau sur la nature, nous lisons dans L’Ethique que “La joie est une passion par laquelle l’Ame passe à une perfection plus grande” et que l’âme et le corps sont une seule et même chose conçue sous l’angle de la pensée pour la première et de l’étendue pour la seconde, il reste à chacun de trouver le rythme qui accompagnera sa joie qui “seule demeure”.

Folle journée de Nantes Le rythme des peuples, du 1er au 5 février 2017

 

Prendre langues : entretien avec Barbara Cassin à Sainte-Anne

Prendre langues réalisé par Mathieu Tuffreau, Barbara Cassin par Cyril Cante

Barbara Cassin a répondu à nos questions dans le cadre d’un entretien pour Prendre langues : l’institut hospitalier de psychanalyse de Sainte-Anne. La philosophe et philologue qui a participé à la création de l’Institut hospitalier de psychanalyse de Sainte-Anne à Paris aux côtés de Françoise Gorog, présente l’ouvrage placé sous sa direction au croisement de la philosophie et de la psychanalyse (Psychanalyser en langues), et revient sur son parcours marqué par un intérêt pour la philosophie grecque (L’effet sophistique, Aristote et le logos, contes de la phénoménologie ordinaire, Parménide, sur la nature ou sur l’étant), les travaux de Jacques Lacan décrivant lui-même le psychanalyste comme “présence du sophiste à notre époque” (Jacques le sophiste, Lacan, le logos et psychanalyste, le sublime et poétique “Voir Hélène en toute femme”, Il n’y a pas de rapport sexuel avec Alain Badiou), et la langue comme “l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister” (Plus d’une langue, Dictionnaire des intraduisibles), antidote au nationalisme ontologique de Martin Heidegger, jusqu’à l’exposition Après Babel, Traduire, dont elle assure le commissariat, jusqu’au 20 mars 2017 au Mucem à Marseille.

Réalisation : Mathieu Tuffreau. Image : Cyril Cante. Montage : Pierre Millet.

7e prix Cinéma dans la lune : Danielle Arbid, Demaizière et Teurlai, Sonia Braga, Samir Guesmi…

Peur de rien de Danielle Arbid : Manal IssaLe jury du site qui célèbre les nouvelles utopies esthétiques, poétiques et politiques du cinéma s’est réuni cette nuit pour attribuer le 7e prix Cinéma dans la Lune.

Prix dans la Lune, meilleur film : Peur de rien de Danielle Arbid. Le plus beau titre de l’année, la mise en scène chaleureuse et sensuelle de Danielle Arbid, la révélation d’une très grande actrice libanaise, Manal Issa, un scénario généreux d’intégration réussie offrant une chance à tous les psychotiques qui courent les rues : épousez l’étrangère !

Prix du meilleur documentaire : Relève, histoire d’une création de Thierry Demaizière et Teurlai. Irruption d’une incarnation du rêve américain, Benjamin Millepied, dans une très vénérable institution française, le Ballet de l’Opéra de Paris, où le chorégraphe délaissant son rôle de Directeur de la Danse décloisonne les services et impose la première métisse de l’histoire du Ballet dans un premier rôle. Un film brillant sur le frottement des rêves américain et français.

Prix de la meilleure comédienne : Sonia Braga dans Aquarius de Kleber Mendonça Filho. Bouleversante comédienne brésilienne qui illuminait même l’un des pires films d’Eastwood, La relève. Mère Courage opposée au promoteur faisant tout son possible pour la chasser de son appartement afin de transformer un immeuble vieillissant du bord de mer en résidence de luxe. “Vous avez oublié la révolution sexuelle” dit la tante de l’héroïne à l’issue de l’éloge de sa vie accomplie d’universitaire féministe et militante anti-dictature, en pensant aux fougueux cunnilingus offerts par son amant. Sonia Braga prolonge ce rêve sans lequel les fusils reprendront le pouvoir.

Prix du meilleur comédien : Samir Guesmi dans L’effet aquatique. Emouvant et sensible grutier de Montreuil amouraché d’une prof de natation en dépression interprétée par Florence Loiret-Caille dans le très beau film-révérence de Solveig Anspach. Du gros plan sur ses pieds aux mains liées (“Together project”) pour un projet de piscine israélo palestinienne, Samir Guesmi offre un corps à modeler exceptionnel pour tout rêve de cinéaste.

Prix du meilleur scénario : Kleber Mendonça Filho pour Aquarius. L’invention du retournement du cancer de l’héroïne du film au promoteur qui cherche à la chasser de son appartement, chez cet admirateur de John Carpenter.

Prix de la meilleure image : Mark Lee Ping Bing pour The Assassin de Hou Siao-Sien. Millenium mambo, Les fleurs de Shanghai, In the mood for love… Nouveau film-tableau du maître taïwanais, inspiré du Wu Xia Pian comme de la peinture chinoise. Lee Ping Bing filme en un seul plan les rouges et jaunes de l’intérieur d’une tente, le vert de l’auvent et le bleu-gris du crépuscule extérieur. Seule la lumière demeure.

Prix du meilleur son : Philippe Lecoeur, Emmanuel Croset et Romain Ozanne pour Ma loute de Bruno Dumont. Symphonie pour dentelles et cuir, ou la lutte des classes pour les oreilles.

Prix du meilleur montage : Blu Murray pour Sully de Clint Eastwood. Tour de force que ce montage d’un film passionnant sur un argument tenant en 208 secondes, la durée entre la panne et l’amerrissage sur la rivière Hudson de l’Airbus piloté par le héros du film aux prises avec l’assureur de la compagnie aérienne jusqu’au dénouement qui fait triompher l’homme des algorithmes.

Prix du meilleur costume : Gitti Fuchs pour Toni Erdmann de Maren Ade. Invention d’un personnage qui ne pouvait vivre qu’avec un costume adéquat et une perruque ad hoc. Costume pour père de substitution d’une expatriée allemande taillant dans les coûts pour son cabinet de conseil à Bucarest.

Prix de la meilleure musique : Bagad Men Ha Tan et Doudou N’Diaye, musique pour 17 musiciens bretons et 20 percussionnistes sénégalais reprise dans la scène finale de The Assassin de Hou Siao-Sien. Puissance des cornemuses, des percussions et du mélange des cultures pour célébrer une héroïne imposant sa liberté à sa maîtresse et son amour de jeunesse.

Prix du meilleur décor : Ryu Seong-Hee pour Mademoiselle de Park Chan-Wook. La cave coupe-tout dans laquelle un vieux pervers collectionne des sexes des deux genres et se venge de la fuite de sa nièce en torturant le faussaire qui a tenté de partir avec l’argent de l’héritage, lequel se réjouit avant de mourir d’avoir tout son pénis, misère de l’homme qui refuse la castration.

Prix du meilleur court-métrage : Jeunesse de Shanti Masud. Capture de la puissance fantasmatique du visage féminin pour des marins, et splendide accueil des hommes dans l’autre monde par un Haka de femmes.

Shani Diluka et l’Orchestre de Savoie à la Philharmonie de Paris : Beethoven or not, l’art de la varité

Shani Diluka et Nicolas Chalvin

Il s’agissait de reconnaître les partitions de Beethoven à la Philharmonie de Paris sous la baguette de Nicolas Chalvin, les musiciens de l’Orchestre de Savoie et la pianiste Shani Diluka. Le producteur de France Musique Benjamin François a parsemé le parcours de fausses pistes confondantes pour votre serviteur, qui malgré l’écoute attentive des émissions de Rodolphe Bruneau-Boumier, Emilie Munera et Denisa Kerschova sur France Musique, n’a identifié le mythe que trois fois sur quatre. Ouf, la pianiste Shani Diluka a ajouté un mouvement de Beethoven dans le concerto pour piano en ré majeur de Roesler, compositeur originaire de Bohême contemporain de Beethoven auquel cette oeuvre a été attribuée jusqu’en 1925. L’oeuvre de Takashi Niigaki, qui a longtemps composé comme “écrivain fantôme”, comme disent les Anglais, du “Beetoven japonais”, sonnait trop comme la mélancolie habituelle de la musique de film à la Barber pour être attribuée au maître.

L’Orchestre de Savoie s’est finalement emparée avec la générosité de Nicolas Chalvin du Concerto pour piano et orchestre n°4, l’un des sommets de la musique de Beethoven. Shani Diluka a imposé son style au fil des années, de la délicatesse de l’un de ses “maîtres” Murray Perahia que l’on ressentait sur ses enregistrements des premiers concertos de Beethoven et de la musique de Mendelssohn, qui s’éloignaient des interprétations très cérébrales de la musique allemande que l’on propose trop souvent en France, vers une interprétation très colorée offrant une grande palette de sensations qui semble unir, comme la philosophie de Spinoza ou orientale, un accord au mouvement du monde.

Le programme offrait de très belles variations sur la fragilité de la vérité, “varité” disait Lacan, et la reconnaissance évolutive d’un individu solitaire nommé Ludwig van Beethoven. Nicolas Chalvin promet “l’éternité” au Concerto n°4 pour le distinguer des copies du compositeur allemand. Forcement longue, “Surtout vers la fin” disait Woody Allen. Longévité sans doute en souhaitant aux génies reconnus le passage des 10 000 ans, mais pour 600 000 ans, soit la durée de formation d’une colonne de quelques mètres de haut née de la réunion de stalactites et stalagmites dans une grotte des Pyrénées… Souhaitons éternels les disciples de Beethoven qui continueront d’incarner comme cette belle équipe la “force guérisseuse, qui est mieux qu’aucune santé : la vie devenue art, qui triomphe de sa propre paresse” (André Tubeuf).

PJ Harvey au Zénith de Paris : qui tirera les rênes du chariot de l’espoir ?

PJ Harvey Zenith de Paris 21 octobre

PJ Harvey a transformé un voyage avec le photographe Seamus Murphy dans des pays emblématiques des conflits actuels, le Kosovo et l’Afghanistan, et dans la capitale où se prennent les décisions les plus impactantes pour les conflits du monde, Washington, en un album rock, The Hope Six demolition project. La chanteuse britannique arrive sur scène pour le début de sa tournée avec ses neuf compères, de John Parish à la guitare à Mike Smith au saxophone pour cet album qui opère un retour aux sources du rock et du blues.

Chain of keys, The Ministry of Defence puis The Community of Hope apportent de mauvaises nouvelles du monde contemporain : village abandonné du Kosovo (“the circle is broken”), bâtiment délabré d’un ancien Ministère de la Défense où des enfants jouent avec des excréments, quartier de la drogue et de la mort de Washington D.C. transformé en quartier de “l’espoir” hors de prix pour les populations précédentes chassées vers les quartiers pauvres et les soupes populaires, Communauté de l’espoir finalement transformée en centre commercial. La puissance des cuivres, des percussions de Jean-Marc Butty et Mick Harvey, des guitares et des claviers, de la voix de la chanteuse qui passe de l’aigu au grave, lance une conjuration qui transforme la honte en incandescence.

La chanteuse offre quelques-unes de ses anciennes chansons au public parisien qui a passé le temps avec elle, de Down by the water à To bring you my love, mais elle tient bien à questionner la vacuité du désir de l’Occident jusqu’au rappel qui se clôt sur Is this desire ? Entretemps, Written in the forehead de Let England Shake (“Let it burn”) et la chanson Dollar, Dollar, du dernier album, dans laquelle les visages d’enfants (afghans ?) réclamant un billet se collent aux vitres des visiteurs occidentaux, entretiennent la colère.