Voyage en Kabylie de Hace Mess et Mathieu Tuffreau à partir du 24 juin au cinéma

Quel est le point de départ de Voyage en Kabylie ?
Le père d’un ami commun, Hamid, a envoyé une invitation à Mathieu pour lui permettre de visiter l’Algérie il y a quelques années. A la mort de cet homme, la mère de Hamid lui a demandé si Mathieu était un enfant que son père avait eu lors de ses années d’émigration en France. L’idée a germé de réaliser un film sur cet enfant devenu grand, rencontrant sa sœur, son frère et sa belle-mère en Algérie, en Kabylie. Hace a pensé que ce tournage dans le village où il a grandi était une belle façon pour parler tendrement de cette tristesse qui étrangle les cœurs piégés dans la mélancolie. Mathieu a voulu découvrir le pays avec lequel la France entretient la mémoire la plus douloureuse.
Comment vous êtes-vous répartis les rôles sur le tournage ?
Hace a choisi des comédiens non professionnels avant le tournage, de son village de petite Kabylie, à 30 kilomètres d’Azazga, dont il connaît tous les champs et toutes les rues. Il a choisi les décors : le vieux quartier colonial d’Azazga, le village d’Iguersafene reconstruit après l’indépendance, la montagne qui entoure et nourrit le village, la station balnéaire de Tigzirt et son temple de Saturne pour l’époque romaine de la Kabylie. Mathieu a écrit une partie des dialogues, interprété le rôle du Français pour des raisons pratiques. Nous avons voulu filmer la Kabylie à rebours des préjugés tenaces qui s’attachent à à l’Algérie où de nombreux films ne voient que des terroristes et des femmes soumises.
Que retirez-vous de ce voyage cinématographique ?
Le cinéma, c’est filmer un visage qui entre en résistance, d’une dame qui a embrassé la cause de l’indépendance algérienne tout en regrettant aujourd’hui le manque de soutien du gouvernement, ou des personnages qui s’approchent, se frôlent et se mordent parfois tant la rancoeur est restée vive. Le cinéma, c’est briser le silence qui étrangle les cœurs timides ; c’est le mouvement d’une caméra qui grave éternellement une larme qu’une femme cache – par fierté – quand les mots lacèrent sa mémoire. Les mots n’effaceront jamais le mal causé par les mains sales du passé. « La relation s’accomplit dans l’accueil d’Autrui où, absolument présent, dans son visage, Autrui – sans aucune métaphore, me fait face », écrit Emmanuel Levinas. Nous avons voulu filmer le moment où autrui nous transforme en visage. Comme dans L’Iliade de Homère, une guerre a profondément marqué les corps et les esprits de deux peuples, et à présent nous cherchons à filmer la paix en empruntant à l’histoire, aux mythes et au hasard.

Synopsis : Zahir, qui vit dans un petit village de Kabylie, découvre à la mort de son père l’existence d’un frère en France, Mathieu. Il l’invite dans son pays où il lui demande de ne rien dire à leur soeur Lamia, qui cherche à en savoir plus.

Voyage en Kabylie est sélectionné à la 5e édition du prix Bouamari-Vautier 2022.

Voyage en Kabylie est sélectionné aux Journées internationales du film amazigh d’Ars-en-Moselle en mars 2022

“Une véritable métaphore de la fraternité retrouvée qui assouvit notre besoin de fuir le climat des haines ambiantes”.

Martine Schauvliège, Sens critique

“Le film exprime avec beaucoup de conviction la force du lien, le jaillissement de lumière que la rencontre permet.”

François-Xavier Thuaud, Le bleu du miroir

“La douleur des relations franco-algériennes, si souvent évoquée depuis bientôt deux siècles, trouve ici un apaisement baigné dans une douce mélancolie”.

Abdessamed Sahali, Le courrier de L’atlas, juillet août 2020

Réalisation, scénario, production : Hace Mess et Mathieu Tuffreau Image : Hace Mess Son : Frédéric Dutertre, Lilia Zerioul Montage : David Fernandes, Pierre Millet Musique : Abdenour Djemai Interprètes : Lamia Zerioul : Lamia, Dahbia Hammache : Dahbia (la belle-mère), Zahir Messaoudène : Zahir, Mathieu Tuffreau : Mathieu, Etalonnage : David Fernandes, Mixage : Frédéric Dutertre, Directeurs artistiques : AAAAA-Atelier. 80 minutes

 

12 jours de Raymond Depardon : clair de fou

12 jours de Depardon

Il faut toujours partir de l’homophonie en français entre la normalité et l’anormalité pour s’assurer d’arpenter le terrain de la folie sans gloriole, tel Raymond Depardon donnant la parole aux personnes internées dans le centre hospitalier du Vinatier lors de leur rencontre avec le juge 12 jours après leur enfermement. La phrase de Michel Foucault citée en exergue “de l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou” donne le ton.

C’est bien en quête de culpabilité du monde par la médiation de la folie, pour reprendre l’expression qui clôt L’histoire de la folie, qu’avance Raymond Depardon. Une femme harcelée par le management agressif de la société Orange a été manifestement enfermée après un burnout, une jeune femme limitée voudrait avoir la chance de rencontrer sa petite fille et de bénéficier de la rencontre d’un psychothérapeute, un schizophrène regrette que l’institution n’ait que l’enfermement à lui proposer alors qu’il est lucide sur les conséquences de ses actes…

Le cinéaste ne se pose jamais en juge des personnes dont il capte la douleur et la lucidité, en offrant aux juges du film le rôle un peu sec de témoins du respect du droit. L’institution psychiatrique estdécrite en filigrane, des contentions à la prescription du Risperdal, un neuroleptique qui permet à de nombreuses personnes d’aspirer à une vie normale. La caméra ne plaide pas pour une libération inconditionnelle des fous, comme lorsque Depardon capte le délire d’un parricide invitant la juge à contacter son père qui “s’y connaît en lois”. Le cinéaste cherche simplement la faille du système de surveillance dont nous sommes les contemporains, qui fait rêver des millions de foyers de la contention des anormaux par peur du moindre risque.

La caméra éthique de Depardon part à la recherche d’un lieu qui accueillerait les personnes en détresse psychologique en entamant un dialogue d’être humain, que le médicament soit ou non nécessaire pour atténuer le délire de certains. C’est bien à un lieu comme l’Institut hospitalier de psychanalyse du centre hospitalier Sainte-Anne porté par les docteurs Françoise Gorog et Luc Faucher que nous pensons avec admiration. C’est au salut fraternel qui clôt le plus beau des poèmes, Le bureau de tabac de Pessoa, que nous pensons aussi, ce moment où l’univers se reconstruit pour le poète alors que se dresse devant son champ de vision Estève, “animal non métaphysique”. C’est bien dans le dialogue avec la physis du fou que se dresse la certitude d’être humain.

Oeuvre complète pour piano et violoncelle de Beethoven par Shani Diluka et Valentin Erben : hésitation entre son et pensée

Oeuvre complète pour violoncelle et piano de Beethoven : Shani Diluka et Valentin Erben

D’un compositeur fasciné par les Lumières, Shani Diluka et Valentin Erben qui avec le quatuor Alban Berg, vendit à une époque des enregistrements du même par millions, se sont attachés au dialogue entre l’instrument qui tire son nom de jouer plus doucement (piano) que le clavecin et d’exalter les épanchements d’âme du romantisme naissant, et l’instrument le plus proche du timbre de la voix humaine, le violoncelle.

Je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers. Dieux, auteurs de ces métamorphoses, favorisez mes chants lorsqu’ils retraceront sans interruption la suite de tant de merveilles depuis les premiers âges du monde jusqu’à nos jours”, cite Shani Diluka des Métamorphoses d’Ovide, dont elle écrit : “Ovide considérait le monde mu de métamorphoses, celles qui fascinèrent Beethoven. Un modne où la structure, le cosmos, les âmes terriennes et spirituelles se frayent un chemin pour s’élever au-dessus des turpitudes humaines”.

Ce disque bouleversant joue des métamorphoses du temps (Valentin Erben joue le violoncelle Goffriller conçu en 1720) et de l’espace par l’histoire des deux interprètes, du classicisme poétique viennois du violoncelliste au panthéisme assumé de la pianiste. Leur histoire ne les rend pas dupes de la guignolerie napoléonienne, qui sous prétexte de Concerto Empereur, pèse sur tant d’enregistrements de Beethoven.

Les interprètes s’attachent à la naissance d’un art en ouvrant sur les Sonates pour violoncelle et piano op. 5 de 1797 qui furent les premières à faire dialoguer les deux instruments. Valentin Erben décrit dans le livret la filiation de Bach, Haendel et Mozart à Beethoven inspirateur de Schubert et Wagner qui s’émouvait de “la mélodie de cet homme bon”. Les variations sur deux airs de La flûte enchantée, “une fille ou une femme” et “du côté des hommes qui ressentent l’amour”, traduisent l’impact considérable du compositeur germano-autrichien sur le mouvement romantique, exaltation du moi et de l’amour qui court jusqu’à nous. La musique de Beethoven s’associe au mouvement de l’histoire et aux espérances de son temps. Shani Diluka et Valentin Erben font dialoguer leurs instruments, après dix ans d’aventure commune et de concerts, autour de “l’hésitation entre son et pensée, entre avenir et souvenir” (Apollinaire, Vitam impendere amori).

Cette exaltation de l’amour courtois par deux interprètes et un homme aussi solitaire est l’un des plus beaux saluts fraternels adressés aux générations futures par des artistes. Puisse le XXIe siècle être digne de Ludwig qui rêvait sur la tombe de son frère d’un saule pleureur ou d’un acacia.

Oeuvre complète pour piano et violon de Beethoven, Mirare, 2 CD.

Albert Renger-Patzsch et Ali Kazma au Jeu de Paume : de la saisie de l’objet à l’objet de la saisie

Albert Renger Patzsch : Stapelia Variegata, 1923

Le Jeu de Paume place en miroir la figure la plus marquante de la nouvelle objectivité, Albert Renger-Patzsch (1897-1966) et l’artiste contemporain turc Ali Kazma né en 1971. Le photographe allemand impose son médium au rang d’art en dressant le portrait d’un nouveau monde peuplé de plantes, serpents, arbres, productions industrielles en série et cheminées d’usine qui inspireront fortement les Becher : “on doit éprouver une joie plus intense à saisir un objet, et le photographe doit devenir pleinement conscient de la splendide fidélité de reproduction grâce aux sensibilités de sa technique” écrit-il en 1920. Cette activité frénétique donne un livre majeur à l’histoire de la photographie avec Le monde est beau en 1928, que son auteur voulait simplement nommer Les choses.

Renger-Patzsch invite le spectateur à se pencher littéralement sur le sens de l’objet, littéralement “ce qui est jeté devant”, dont Martin Heidegger, contemporain du photographe, écrira dans sa série de cours de 1935-1936 réunis sous le titre Qu’est-ce qu’une Albert Renger Patzsch, Kauper, Lübeck, 1927chose : “apprendre est ce prendre dans lequel nous prenons connaissance de ce qu’est une chose“. Le photographe s’étonne des séries et de l’harmonie de la nature comme de l’industrie dans un monde qui ne perdra sa beauté que pendant la guerre, où comme le philosophe allemand, l’oeil de Renger-Patzsch ne semble ému que par la souffrance de son peuple, avant de se réfugier dans la contemplation de la nature beaucoup plus commode que le commerce des hommes.

L’oeuvre d’Ali Kazma apparaît comme une bouffée d’air en inversant le message pour faire parler l’objet de la saisie : recherche de la tumeur dans l’opération de chirurgie du cerveau filmée en 2006, prise de pouvoir sur les corps bureaucratiques dans l’hilarante série Clerk dans laquelle l’artiste se filme en train de tamponner des piles de feuille, narration de son propre corps dans la vidéo Ali Kazma Safe 2015Tattoo de 2013, portrait de la réserve mondiale de semences aménagée au nord de la Norvège pour les préserver de l’extinction dans Safe en 2015, captation des locaux délabrés d’une ancienne mine du Chili dans laquelle furent enfermés les opposants du régime de Pinochet dans Mine en 2017, jusqu’à l’hypnotique Tea time la même année, ballet des matières dans une usine de verres.

Archéologue de la production du savoir et de l’archive, Ali Kazma soulève inlassablement la question du rebus produit par notre économie incapable de perdre au risque d’épuiser la planète (le réservoir de Safe prévu pour conserver des semences est situé dans un environnement soumis au changement climatique) et de prendre le risque de ne plus pouvoir contempler qu’un amas de cendres et de matières transformées à l’issue de la chaîne de l’ironique Tea Time. 

Albert Renger-Patzsch et Ali Kazma au Jeu de Paume, jusqu’au 21 janvier 2018

The square de Ruben Östlund : Dominic West et Terry NotaryC’est une Palme d’Or hilarante, une fois n’est pas coutume, dont le héros, conservateur d’un musée d’art contemporain de Stockholm imaginaire, me ressemble, dixit mon meilleur ami, quand bien même l’homme en question n’est pas particulièrement sympathique, ni foncièrement antipathique, empêtré dans son rôle social consistant à dénicher l’avant-garde artistique, sa terreur de perdre ou d’être volé, l’éducation de ses filles en mode alterné, la colère d’une maîtresse (l’excellente Elizabeth Moss de Mad Men parlant vainement d’amour devant une oeuvre d’art hyper bruyante, écho pour votre serviteur d’une oeuvre cassant les oreilles des spectateurs et encore plus des gardiens à la biennale d’art contemporain de Lyon), jusqu’au croisement d’une performance extrême lors de la soirée des mécènes sur l’animalité de l’homme, et de créatifs puérils de l’agence de com’ du musée faisant dans la bombe…

Östlund s’amuse comme un enfant de sa galerie de pitres terrorisés par la chute sociale emportés par une farandole croisant les suites pour violoncelle de Bach chanté a capella et le groupe électronique Justice. Le film remet à niveau toutes les classes sociales autour de l’oeuvre d’art qui donne son titre au film, un carré lumineux à l’intérieur duquel règnent la confiance et l’altruisme, les vertus les plus abîmées de la société de surveillance et du règne du moi.

Le moralisateur ne tarde hélas pas à prendre le dessus : au lieu de laisser le film respirer, Östlund fait le choix de l’absence de rédemption pour le héros du film. C’est pourtant dans l’inversion des rôles qu’il donne son meilleur, de l’invitation au coït par la maladie de la Tourette à une tsigane hurlant au héros que le sandwich qu’il lui offre doit être sans oignon, Elizabeth Moss obtenant par la persuasion le préservatif usagé de son amant ou l’homme singe Terry Notary (interprète récurrente de Planète des singes) terrorisant une assemblée de fidèles de l’art contemporain, chapelle mécréante des dominants depuis au moins Laurent de Médicis. Artistes géomètres, à vos niveaux !

 

Faute d’amour de Zviaguintsev : les états-uniens de l’amour

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Beau et hystérique comme une grande oeuvre d’art russe, Faute d’amour offre l’une des plus belles scènes de représentation de la société civile du cinéma contemporain, lorsque le président d’une association de recherche d’enfant s’empare des opérations pour retrouver le petit Aliocha, comme le héros pur des Frères Karamazov, sauf qu’il s’agit là d’un enfant déchiré par la séparation de ses parents moscovites engagés chacun dans une autre histoire, et refusant de prendre le petit en charge.

Faute d’amour ne touche pas au sublime comme Leviathan, comme trop de films conçus à partir d’une note d’intention au lieu d’être rêvé à partir d’images. Le regard moralisateur sur le père commercial dans une entreprise dont le patron orthodoxe impose le jus de groseille à ses salariés, et la mère plus préoccupée par son épilation parfaite que par son enfant, pèse un peu sur le récit de ces deux pauvres états-uniens de l’amour réunis comme quelques milliards d’habitants de cette planète par l’internationale du selfie et la terreur de la chute sociale.

L’éclair est vraiment porté par un homme, super héros contemporain arrivant trop tard, un chercheur d’enfants offrant “la matrice existentielle de la pensée de la différence comme telle. C’est la possibilité de vivre en différence, et pas en indifférence, c’est-à-dire d’expérimenter que le monde peut être abordé ou traité du point de vue du Deux, et pas simplement du point de vue de l’Un” (Badiou, Eloge des mathématiques). C’est à partir d’un roc aussi puissant que pourrait se refonder tout le cinéma contemporain.


Good Time de Ben et Josh Safdie : l’hystérisation du monde

Good Time de Ben et Josh Safdie : Robert Pattinson

C’est une course frénétique pour sauver un frère autiste ou handicapé incapable de répondre aux questions de son psy, c’est la course d’un manipulateur de génie interprété par un Robert Pattison magistral, hystérisé, donnant une forme à l’incapacité du corps humain à répondre aux injonctions permanentes de réussite, d’excellence ou au moins de bonne figure.

Ben et Josh Safdie sont les auteurs d’un très beau film sur la paternité avec Lenny and the kids, et le caractère raisonnable des personnes irrationnelles, en l’occurrence le père projecteur débordé par ses deux garçons dans les années 70. Good time croise les codes du polar avec ceux du film de prison dans une image nerveuse et granuleuse aux airs de 16 mm d’antan, rajeuni par une musique électronique assourdissante en écho à l’univers acidulé et hygiénique des villes contemporaines.

L’un des cinéastes, Ben, se colle au personnage du frère autiste, Pattinson court pour sauver son frère arrêté à la suite de leur casse minable qui visait à leur offrir la quintessence du rêve américain, le home, quelque part à la campagne. Il croisera sa compagne, Jennifer Jason Leigh en fille de la bourgeoisie amoureuse d’un minable, des vendeurs de cautions, quelques junkies et dealers, une jeune fille noire généreuse embarquée dans une histoire où elle fera figure de suspecte parfaite…

Le balancier entre la fuite du personnage principal et la tête qui bourdonne de son jeune frère est la meilleure réussite du film. Robert Pattinson fait vivre à son personnage le versant noir de la nuit des surhommes de l’Amérique, toujours un coup d’avance sur la police ou les malfrats pour sauver son frère. Les frères Safdie offrent le good time du titre dans une institution de service public seule à même de protéger les personnes fragiles de la violence du monde contemporain. Longue vie aux autistes !

120 battements par minute de Robin Campillo : histoire des culottés

120 battements de coeur de Robin Campillo : Nahuel Pérez BiscayartC’est l’histoire d’une bande de culottés, les militants d’Act up en guerre contre les laboratoires selon une méthode de révolte américaine du bottom-up (du bas vers le haut ou aussi en l’occurrence des fesses au sommet) si rarement efficace dans ce vieux jacobin dirigé de manière souveraine de manière top-down. Robin Campillo s’attache à la colère de militants homosexuels contre le silence des pouvoirs publics sur l’étendue de l’épidémie de sida qui tuera environ 30 000 personnes en France, le prix élevé des médicaments et le manque de transparence des laboratoires sur le résultat de leurs recherches, la solitude des victimes homosexuelles, hémophiles, prostitué(e)s, étrangers…

Le film accompagne l’agonie d’un homme qui se définit comme “séropo”, l’excellent acteur argentin Nahuel Perez Biscayart, filmé quelque part entre le Christ de Mantegna conservé à Milan et les statues du Bernin où le même mouvement embrasse l’orgasme et la mort. Campillo s’attache longuement aux histoires d’amour entre hommes de son film et à leurs plaisirs de verges, de bouches et de fesses, les lesbiennes étant représentées par Adèle Haenel qui poursuit son impressionnante filmographie par sa participation au film, et l’artiste protéiforme Aloïse Sauvage.

120 battements par minute doit bien être pris comme une fête des culs désirés, embrassés et enfilés : “des molécules pour qu’on s’encule” clament les militants déguisés en femmes pour la Gay pride au moment où le mouvement conquiert sa place dans l’espace public, et les affiches invitant homosexuels et homosexuelles à enfiler des préservatifs mettent l’accent sur l’usage des fesses. Ce retour festif du postérieur dont Montaigne fit un symbole de modestie est la plus grande force du film et de ses héros hédonistes où le plaisir se conjugue avec l’amour et la protection dus au postérieur.

Une femme douce de Sergei Loznitsa : pour un cinéma utopique

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Les héritiers de Gogol, dont Dostoïevski qui affirmait que toute la littérature russe moderne sortait de son Manteau, sont éminemment sympathiques, attachés comme Loznitsa à peindre des êtres en lutte contre une machine implacable, administration ou dictature. Ici, une femme russe écrasée par les luttes cherche à comprendre pour quelle raison le colis destiné à son mari lui a été retourné sans explication. Elle s’enfonce alors dans les méandres de la ville-prison où est censé être retenu son mari, devenant la proie d’une armée de prédateurs ou de simples personnes qui cherchent à tirer profit d’elle.

Les meilleurs films qui nous viennent de Russie sont des tragédies, à la mesure des souffrances du peuple russe sans aucun doute, sans parler de celles de nombreuses autres personnes. Nous pourrions passer le film de Loznitsa à contempler le visage marmoréen de Vasilina Makovtseva encaisser les coups sans tomber jusqu’à la demi-heure de trop du film qui embarque le spectateur sur une fausse piste doublée d’une lourde métaphore sur la collusion entre mafia et Etat en Russie.

Une femme douce soulève la question du public auquel est destiné le cinéma d’auteur filmé en longs plans séquences très esthétiques pour conjurer le montage saccadé inspiré par le cinéma hollywoodien. La situation de l’héroïne de Loznitsa est révoltante, mais la métaphore signifie littéralement transport, ou une manière d’aller voir ailleurs plutôt que de se cogner au réel. Le cinéma contemporain semble s’être segmenté entre des films très esthétiques réservés à un public persuadé d’être éclairé, résidant dans les grandes villes internationales, et des films violents ou des comédies imbéciles produits pour alimenter les flux. Il doit bien exister ou être possible d’imaginer des histoires de Russes ou de Français prenant le taureau de la machine par les cornes pour en sortir un monde qui leur permette de panser leurs plaies.

Dunkerque de Christopher Nolan : le labyrinthe du foyer européen

Tom Hardy dans Dunkerque de Christopher Nolan“La France a cela d’admirable qu’elle est destinée à mourir; mais à mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra l’Europe”.

Victor Hugo, Paris, juin 1875

Dunkerque est un grand film fraternel d’immersion au coeur d’une bataille dont Christopher Nolan a décidé de filmer les héros inconnus, plaisanciers et pécheurs venus secourir 300 000 soldats anglais bloqués dans le port français en pleine débâcle du 21 mai au 4 juin 1940, et aussi aviateurs héroïques chargés de détruire les avions du IIIe Reich qui massacraient les soldats en position d’attente sur les plages. C’est au plus passionnant comédien britannique, Tom Hardy, que revient de jouer le pilote au nom très francophone Farrier qui évoque les héros de la bataille d’Angleterre décrits par Romain Gary, qui fut membre de la RAF, dans La promesse de l’aube : “Il y en avait un surtout dont le nom ne cessera jamais de répondre dans mon coeur à toutes les questions, à tous les doutes et à tous les découragements. Il s’appelait Bouquillard et, à trente-cinq ans, était de loin notre aîné. Plutôt petit, un peu voûté, coiffé d’un éternel béret, avec des yeux bruns dans un long visage amical, son calme et sa douceur cachaient une de ces flammes qui font parfois de la France l’endroit du monde le mieux éclairé. (…) Il n’a pas sa rue à Paris, mais pour moi toutes les rues de France portent son nom”.

Les équipes de décoration ont fait des miracles sous la responsabilité de Nathan Crowley à recréer une digue, des bateaux et maquiller des drones en avions. L’absence de dimension héroïque si pénible dans la plupart des films de guerre, ou de son envers, le cinglé obligatoire du film antimilitariste, l’acharnement de ces pauvres soldats à survivre, la coopération entre Anglais, Français et Néerlandais pour donner une autre issue à la guerre que la défaite programmée contre les Nazis… Tout un faisceau de scènes et de personnages contribuent au caractère hautement sympathique de ce film hors norme.

Dunkerque est paradoxalement le film le plus intéressant à voir sur le Brexit, entre le sentiment d’un destin exceptionnel, magnifié par Churchill et le courage du peuple anglais sous les bombes, porté par le plus important cinéaste anglais contemporain, et l’impossibilité de fonder le monde d’après 1945 sur une île. Le cinéaste des labyrinthes tortueux qui mènent les êtres et les territoires vers leur monde, labyrinthes mentaux (Memento et son héros amnésique), labyrinthes de la conscience (Insomnia) labyrinthe borgesien de la conviction (Inception), labyrinthes urbains des faits divers et de la justice (la trilogie Batman), célèbre le labyrinthe du rêve européen sur une pauvre plage battue par les vents et les bombes.